Travestissement et quête d’identité

Travestissement et quête d’identité

Entretien avec Nathalie Mauger réalisé par Christian Jade

Le 18 Jan 2007
Philippe Crubézy et Roland Depauw ( au fond) dans THYESTE de Sénèque, mise en scène Nathalie Mauger, Théâtre de la Place, Liège, 1997. Photo Lou Hérion.
Philippe Crubézy et Roland Depauw ( au fond) dans THYESTE de Sénèque, mise en scène Nathalie Mauger, Théâtre de la Place, Liège, 1997. Photo Lou Hérion.

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Philippe Crubézy et Roland Depauw ( au fond) dans THYESTE de Sénèque, mise en scène Nathalie Mauger, Théâtre de la Place, Liège, 1997. Photo Lou Hérion.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92
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CHRISTIAN JADE : Déjà explicite dans le thème de la pièce et dans l’univers théâ­tral de Shake­speare, le trav­es­tisse­ment se trou­ve au cœur de votre mise en scène de LA NUIT DES ROIS (1999), qui, de votre pro­pre aveu, est aus­si inspirée par le théâtre japon­ais et la tra­di­tion du kabu­ki.

Nathalie Mauger : À l’époque de Shake­speare, les femmes n’avaient pas le droit de mon­ter sur scène et leurs rôles étaient tou­jours joués par des hommes. Cet inter­dit vis-à-vis du corps féminin est en soi his­torique­ment intéres­sant, puisqu’il nous rap­pelle que le corps de la femme était con­sid­éré comme impur, indé­cent ou dan­gereux, donc ressen­ti comme une men­ace. Le trav­es­tisse­ment nous rap­pelle le trou­ble et le plaisir que peut engen­dr­er cet inter­dit.

L’autre source de mon tra­vail est effec­tive­ment le théâtre ori­en­tal kabu­ki que j’ai décou­vert à tra­vers MADAME DE SADE de Mishi­ma, mis en scène par Sophie Lou­cachewsky, assis­tante d’Antoine Vitez. Au Japon, les acteurs mas­culins, les onna­gatas, sont spé­cial­isés dans la représen­ta­tion du corps de la femme de manière très codée. On n’est absol­u­ment pas dans le nat­u­ral­isme ou le réal­isme : tout est sug­géré, évo­qué, cod­i­fié et sup­pose donc une con­nivence entre l’acteur et le spec­ta­teur. Cela per­met d’aborder l’interdit sex­uel de manière très « cadrée », pro­tégée par un code, qui établit des fron­tières, des lim­ites. Cette tra­di­tion onna­ga­ta fait sur­gir du désir, du trou­ble en « con­stru­isant » un corps plus encore qu’en le trav­es­tis­sant. Cela rejoint ma con­cep­tion de la mise en scène : une « con­struc­tion » avec la com­plic­ité des acteurs, dont le corps, le cos­tume, le rythme, la voix — des élé­ments à la fois organiques et inor­ganiques — font émerg­er du trou­ble, du désir et du sens dans la représen­ta­tion.

C. J.: L’emprunt à ces deux tra­di­tions anci­ennes dont l’une, l’orientale, a survécu, vous per­met de cass­er un mod­èle occi­den­tal tra­di­tion­nel, « nat­u­ral­iste » ?

N. M.: « Cass­er » le mod­èle, je ne crois pas. Si en Occi­dent le code est plus réal­iste, il y a, depuis Brecht, tout un tra­vail d’acteur qui prend appui sur la nar­ra­tion ou l’incarnation. C’est ce qui m’intéresse : jusqu’où un acteur est-il capa­ble d’«incarner » quelqu’un, un mon­stre par exem­ple, comme dans THYESTE, de Sénèque. Le corps du comé­di­en doit être capa­ble d’ouvrir des espaces imag­i­naires qui dépassent de beau­coup ce qu’il est « naturelle­ment », avec ou sans « trav­es­tisse­ment ». Sans maîtris­er les codes très com­plex­es de la tra­di­tion des onna­gatas japon­ais, j’ai une sen­si­bil­ité et un intérêt pour cette manière d’interroger la sex­u­al­ité d’un corps féminin via un corps mas­culin. On m’a sou­vent fait remar­quer que dans les pièces que je mon­tais, il y avait très peu de rôles féminins. Dans MANQUE, de Sarah Kane, tous les per­son­nages, mas­culins et féminins, sont dis­sous dans l’abstraction de quelques let­tres de l’alphabet (a, b, c, m): les per­son­nages devi­en­nent des « entités » féminines et mas­cu­lines. Dans ANDREA DEL SARTO de Mus­set, que je tra­vaille en ce moment, il n’y a qu’un per­son­nage féminin — cen­tral il est vrai – dans un monde d’hommes. Dans THYESTE aus­si, tout se passe entre hommes.

C. J.: La ques­tion cen­trale dans LA NUIT DES ROIS n’est-elle pas une inter­ro­ga­tion sur la féminité de ces hommes ? Vous imposez à tous vos acteurs un « uni­forme », une jupe. Com­ment ont-ils vécu cette oblig­a­tion de principe ? Leur demandiez-vous de tra­vailler leur part fémi­nine ?

N. M.: La ques­tion ne se pose jamais de face, au début en tout cas, parce qu’elle pour­rait provo­quer des résis­tances ou des blocages. Et d’ailleurs il y a eu un prob­lème, à la fin des répéti­tions, avec un des acteurs, Lyes Salem, qui incar­nait à la fois Cesario et Vio­la, le rôle cen­tral, le plus ambigu. Il avait un physique qui se prê­tait à cette dou­ble incar­na­tion, ce qui avait soulevé des ques­tions assez angois­santes chez lui. Il a eu un moment de refus et ne voulait plus porter sa jupe. Les autres acteurs se sont emparés de cette nou­velle logique et ont trou­vé très vite leur per­son­nage, extérieur à eux, sans ressen­tir un dan­ger per­son­nel par apport à ces ambiguïtés scéniques. Je ne leur demandais pas explicite­ment de trou­ver leur part fémi­nine, préférant rester dans le flou pour qu’ils la trou­vent spon­tané­ment, sans la théoris­er.

C. J.: Avec le déguise­ment féminin, il y a un dan­ger de pass­er dans la caté­gorie CAGE AUX FOLLES. Com­ment canalis­er, dans une troupe assez nom­breuse, les envies d’en faire trop ?

N. M.: Il y a eu des deman­des très pré­cis­es de la part de cer­tains acteurs comme Philippe Crubesy, qui jouait le per­son­nage de Lydia. D’abord, avec un physique aus­si mas­culin, com­ment arriv­er à le féminis­er ? Est-ce qu’on joue l’illusion totale en lui ajoutant des seins ou une coif­fure blonde décol­orée ? Quand il se regar­dait dans un miroir, il se fai­sait penser… à sa mère. Malaise ! Mais ce genre de sit­u­a­tion enri­chit aus­si la qual­ité d’interprétation de l’acteur qui retrou­ve des couch­es enfouies de son enfance, de sa rela­tion à la mère ou au père, sans que le met­teur en scène doive théoris­er sa recherche sur le féminin dans le mas­culin. Shake­speare lui-même nous y aide, dans cette pièce très con­stru­ite, à plusieurs niveaux de lec­ture. Il joue sur ces ambiguïtés mais sans jamais débor­der vers la car­i­ca­ture de type CAGE AUX FOLLES. Les niveaux d’interprétation sont rich­es et var­iés, on passe de la comédie à la tragédie, sans oubli­er l’aspect méta­physique de cette quête d’identité.

C. J.: Votre sys­tème de vête­ment féminin général­isé fonc­tionne très bien pour les per­son­nages prin­ci­paux, mais qu’apporte-t-il aux per­son­nages sec­ondaires ?

N. M.: Le sys­tème de fémin­i­sa­tion par le vête­ment appliqué, par exem­ple, au clown Fest relève plutôt d’une démarche esthé­tique. Mais pour Malvo­lio, per­son­nage puri­tain, austère, coincé, l’apport d’une jupe, qu’il ouvre et referme rapi­de­ment, lui per­met d’exprimer facile­ment des pul­sions exhi­bi­tion­nistes refoulées. Le pub­lic riait beau­coup, la scène était comique mais, sous le rire, on retrou­vait la prob­lé­ma­tique générale de la dif­fi­cile iden­tité sex­uelle. La jupe retrou­vait une dou­ble effi­cac­ité, ambiguë, celle de dis­simuler le corps ou de l’exhiber soudaine­ment selon la pul­sion.

C. J.: Pour faire sur­gir la féminité de vos acteurs mas­culins, essayez-vous, à la manière de Stanislavs­ki, de faire sur­gir la vérité intérieure du per­son­nage en util­isant une par­tie du vécu de l’acteur, sa mémoire affec­tive ?

N. M.: Ça dépend telle­ment des acteurs ! Tous ne s’approchent pas de la même manière, ne fût-ce que parce que je tra­vaille avec un cer­cle d’acteurs que je con­nais bien et d’autres, nou­veaux, que je dois « apprivois­er ». Dans LA NUIT DES ROIS : X et X sont frère et sœur, ce n’est pas un « cou­ple » habituel. Il y a bien sûr le thème de l’inceste mais il s’agit surtout pour les acteurs de retrou­ver dans l’autre quelque chose qui est vrai­ment de soi, et cela ne se lim­ite pas au thème de la gémel­lité. On pro­jette vers l’extérieur une part de soi avec laque­lle on dia­logue. Dans un cou­ple clas­sique, cha­cun part à la ren­con­tre de « l’autre » alors que dans le rap­port frère sœur, on cherche une part man­quante, qui est liée à sa pro­pre iden­tité, et en même temps on flirte avec la notion d’homosexualité. Dans LA NUIT DES ROIS, il y a beau­coup de per­son­nages sans père : ce ne sont pas des adultes déjà con­stru­its. Le trav­es­tisse­ment est alors conçu comme un out­il de con­struc­tion d’une iden­tité, pas seule­ment sex­uelle mais affec­tive.

Dans THYESTE, de Sénèque, c’est la con­struc­tion de l’identité d’un mon­stre qui m’intéressait : tout est lié, dans ces phénomènes qui posent la ques­tion de la mar­gin­al­ité et de la norme. Qu’est-ce qui est normal/anormal, « montrable/pas mon­tra­ble » ? Quel espace ouvre-t-on dans le corps des acteurs et l’imaginaire du pub­lic ?

C. J.: Vous avez tra­vail­lé ce texte dans la tra­duc­tion d’Ariane Mouchkine. Vous a‑t-elle aus­si influ­encée, comme dra­maturge et met­teuse en scène ?

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Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
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