Fureur transfigurée

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Fureur transfigurée

À propos d’Unwanted, conçu et chorégraphié par Dorothée Munyaneza

Le 23 Mai 2017
Dorothée Munyaneza dans Unwanted, Festival d’Avignon 2017. Photos Christophe Raynaud de Lage.
Dorothée Munyaneza dans Unwanted, Festival d’Avignon 2017. Photos Christophe Raynaud de Lage.
Dorothée Munyaneza dans Unwanted, Festival d’Avignon 2017. Photos Christophe Raynaud de Lage.
Dorothée Munyaneza dans Unwanted, Festival d’Avignon 2017. Photos Christophe Raynaud de Lage.
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De ces spec­ta­cles dont on ne veut définir le genre d’expression scénique, que l’on qual­i­fie volon­tiers de trans­dis­ci­plinaire, demeure l’importance du geste, de la parole. L’heure passée avec la danseuse et choré­graphe Dorothée Mun­yaneza nous invite à écouter un cri déchi­rant dans la nuit, à percevoir la fig­u­ra­tion de l’innommable. Force man­i­feste d’un théâtre qui met en exer­gue le pro­pos, comme un coup porté au cœur et à l’âme. Le théâtre qui ébran­le, qui trace un éclair per­ti­nent dans la nuit obscure, le théâtre où se (re)joue la bar­barie du monde et s’élève la voix d’une pos­si­ble recon­struc­tion.

Dorothée Munyaneza dans Unwanted, Festival d’Avignon 2017. Photos Christophe Raynaud de Lage.
Dorothée Mun­yaneza dans Unwant­ed, Fes­ti­val d’Avignon 2017. Pho­tos Christophe Ray­naud de Lage.

Au com­mence­ment d’Unwanted, Dorothée Mun­yaneza offre son regard au pub­lic, la lumière baisse, un enreg­istrement audio se déclenche. Une femme con­fie ses « soucis de guerre », ter­ri­fi­ante litote – « j’ai attrapé une grossesse ». Enfant né de l’exterminateur, enfant pétri de haine, inno­cence issue de la vio­lence la plus atroce, celle de vio­ls suc­ces­sifs. Depuis sa pre­mière pièce, Same­di Détente, l’artiste dyna­mite le silence douloureux du géno­cide rwandais. Ici, s’exerce un tra­vail pré­cis, inspiré, sur l’expression d’une âpreté inci­sive, d’une déchirure sanglante. La voix grave de la comé­di­enne s’éteint par instants dans un écho comme une âme dis­parue dans un charnier. Les notes de la clar­inette de Hol­land Andrews1 tra­cent une ligne musi­cale à la dis­so­nance trou­blante. Le corps, s’il se meut dans cer­tains élans gra­cieux, retient surtout l’attention par la manière dont il se tord, corps meur­tri par ce qui n’était voulu. Unwant­ed. Le mou­ve­ment d’un corps lacéré, étripé. Sur le plateau, une œuvre du plas­ti­cien Bruce Clarke2 réal­isée en tôle ondulée représente une femme dont le vis­age exprime la déter­mi­na­tion, la force, au-delà, mal­gré, avec les blessures. Ses deux bras sont ten­dus le long de son corps. Se des­sine un troisième bras, coude replié, poing ser­ré vers son ven­tre. À la hau­teur de ses pieds, se lit : no apol­o­gy. Aucune excuse. L’horreur toute­fois n’arrêtera pas la marche en avant. Si le viol est un champ de bataille depuis de trop nom­breux con­flits armés, la Femme porte la résilience aux lim­ites de ses pos­si­bles. « Au fil des guer­res, depuis la nuit des temps, des sex­es d’homme ont semé la ter­reur. Pros­ti­tu­tion for­cée, vio­ls, esclavage sex­uel ont ain­si jalon­né les cam­pagnes mil­i­taires, partout. Priv­ilège des vain­queurs –un butin, un « avan­tage en nature » –, soumis­sion des vain­cus, l’agression sex­uelle a longtemps été con­sid­érée comme un « mal néces­saire » dans tout con­texte de con­flit armé, une banal­ité par­mi d’autres, un « dom­mage col­latéral»…»3.

Dans son tra­vail avec le com­pos­i­teur Alain Mahé sur l’inharmonie sai­sis­sante à écouter, Dorothée Mun­yaneza arrache par morceaux les papiers col­lés de l’œuvre de Bruce Clarke. Crisse­ments des ongles, bruit et fureur. Les déchirures jonchent peu à peu le sol comme autant de lam­beaux de chair, comme autant d’identités bafouées. Du théâtre pour faire enten­dre l’inexprimable. Des petites filles trouées de douleur. I dream to for­give, I dream to for­get, no apolo­gies for what they did, for what they’re doing. Le tumulte du com­bat des femmes pour s’arracher à la mort et s’accrocher à la vie se déploie sur le plateau. Les dents claque­nt con­tre le micro, le son devient stri­dent, la voix sopra­no de la chanteuse et musi­ci­enne se sac­cade. D’un Ave Maria sur­gis­sent des cris d’enfants qui jouent. Dorothée Mun­yaneza, en fond de scène, se lave le vis­age. La vio­lence des sonorités s’apaise. Le bruit de l’eau qui s’écoule. La descente dans l’horreur reprend. Le corps de l’artiste tourne, se plie et déplie, tente de se fray­er un chemin vers la recon­struc­tion. Des coups de bâton sur le sol réson­nent. Les deux femmes se rejoignent à l’avant du plateau, s’agenouillent. Leurs pro­fils se dressent devant nous. Elles frap­pent le sol de leurs bâtons, leurs chants se mêlent de cris. Acmé per­cu­tante d’Unwant­ed. Puis les voix devi­en­nent métalliques, se trans­for­ment en un bruit ter­ri­ble et la coupure se fait nette. Dorothée Mun­yaneza revient au-devant de la scène, comme au début de la représen­ta­tion. Guérir ne sera pas pos­si­ble, la mort sera partout, la femme ayant enfan­té une « hyène » vivra comme une bête féroce. Mais la vie regag­n­era du ter­rain sur les plaines désertées de l’horreur. « Per­son­ne ne me manque de respect, je me donne le moral et je ris, c’est comme ça, nous sommes encore là ». Un chant de femmes s’élève. Exu­toire. Un théâtre qui, s’il tord le cœur, pénètre les con­sciences.

Des filles,
des femmes.
Des cen­taines.
Des mil­liers.
Des cen­taines
de mil­liers.
Abusées déchirées
vio­lées mutilées
humil­iées anni­hilées
Beau­coup la mort
a recueil­lies
D’autres la mort
a rejetées
Ter­ror­isées
tor­turées déchirées
déchi­quetées
Non-désirées
écartées répudiées
par la société
Unwant­ed

Orig­i­naire du Rwan­da, Dorothée Mun­yaneza quitte Kigali avec sa famille en 1994 au moment du géno­cide des Tut­sis, à l’âge de douze ans, pour vivre en Angleterre. Après plusieurs col­lab­o­ra­tions à des pro­jets musi­caux et choré­graphiques inter­na­tionaux, la chanteuse, autrice et choré­graphe bri­tan­nique crée Same­di détente en 2014. Croisant les expres­sions artis­tiques, elle con­stru­it une œuvre sin­gulière où s’incarnent les mémoires et les corps des tragédies de l’Histoire rwandaise.

  1. Hol­land Andrews est une chanteuse expéri­men­tale et clar­inet­tiste améri­caine. ↩︎
  2. Bruce Clarke avait conçu un pro­jet artis­tique –Les Hommes debout– comme une œuvre de mémoire exposée dans le cadre des céré­monies com­mé­mora­tives du géno­cide des Tut­sis du Rwan­da de 1994. ↩︎
  3. Sanchez B., Schmitz M., « Les Dérives d’une société malade », dans Bofane I.K.J., Braeck­man C., Cadiere G‑B., Marthoz J‑P., Van­der­meer­sch D., Le Viol, une arme de ter­reur –Dans le sil­lage du com­bat du Doc­teur Muk­wege, Édi­tions Marda­ga – GRIP, 2015, pp.17 – 30. ↩︎
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Sabine Dacalor
Après une maîtrise de lettres modernes à la Sorbonne – Paris IV et diverses expériences...Plus d'info
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