Le teatrista / créateur 
de Buenos Aires 
et l’anti-méthode du cirujeo, une approche décoloniale 
de la scène

Théâtre
Réflexion

Le teatrista / créateur 
de Buenos Aires 
et l’anti-méthode du cirujeo, une approche décoloniale 
de la scène

Le 25 Avr 2019
Prueba y error de Juan Pablo Gomez. Photo Margarita Fractman.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 137 - Noticias argentinas - Perspectives sur la scène contemporaine argentine
137

Le cir­cuit alter­natif (ou indépen­dant) com­prend près de qua­tre-vingts pour­cent des théâtres de la ville de Buenos Aires. Il se con­fig­ure comme un réseau inter­con­nec­té de micro-expéri­ences théâ­trales con­sti­tu­ant un espace de sub­jec­tiv­ité alter­na­tive, en oppo­si­tion à la théâ­tral­ité sociale de la poli­tique et des grands canaux d’information et de com­mu­ni­ca­tion. « Le théâtre comme une forme de vivre d’une autre manière, de penser le monde d’une autre manière »1, comme ose l’affirmer le met­teur en scène Ricar­do Bartís. La scène alter­na­tive est aus­si un con­tre-pou­voir con­cret, qui sait organ­is­er des actions poli­tiques con­tre les dérives du pou­voir en place, comme c’est encore le cas depuis l’accession de Mauri­cio Macri à la prési­dence en décem­bre 2015. La démis­sion du min­istre de la Cul­ture de la ville de Buenos Aires et directeur de l’Opéra Colón, Darío Lopér­fi­do, en jan­vi­er 2016 en fut un exem­ple2. Le champ du théâtre alter­natif joua un rôle impor­tant dans ce qui con­sti­tua une vic­toire poli­tique pour le secteur qui s’impose comme un espace poli­tique alter­natif face à la « colo­nial­ité 3 » du pou­voir médi­ati­co-poli­tique en Argen­tine. La créa­tion théâ­trale et la lutte poli­tique n’allant pas l’un sans l’autre, à Buenos Aires.

À tra­vers les proces­sus de créa­tion de dif­férents teatris­tas/créateurs, on peut observ­er à l’œuvre une approche décolo­niale de la créa­tion théâ­trale. Celle-ci s’approprie, cri­tique et dia­logue avec l’héritage intel­lectuel et théâ­tral européen, ren­dant pos­si­ble la for­ma­tion d’un espace de sub­jec­tiv­ité alter­na­tive qui vient ques­tion­ner « l’argentinité4 ».

Le teatrista/créateur, une singularité argentine.

À la fois acteur, met­teur en scène, dra­maturge et péd­a­gogue, la fig­ure du teatrista/créateur s’est imposée dans la scène con­tem­po­raine argen­tine. Le théâtre alter­natif de Buenos Aires adopte une pos­ture poli­tique clé en plaçant l’acteur au cen­tre de la créa­tion. L’auteur ne représente plus le pou­voir et la « dra­maturgie de l’acteur » se développe avec les teatris­tas/créateurs. L’acteur n’est pas con­sid­éré unique­ment comme un inter­prète mais comme un com­pos­i­teur à part entière, qui crée un lan­gage par ses mou­ve­ments, ses mots et son corps, accom­pa­g­né par le met­teur en scène qui libère sa créa­tiv­ité par des exer­ci­ces d’improvisation.

D’après l’étymologie de ce mot-valise (teatro et artista), teatrista serait un « artiste de théâtre ». Le mot teatrista fait son appari­tion dans les années 1960 en Argen­tine, lors de la con­sol­i­da­tion et la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du « théâtre indépen­dant ». Alors que l’idéal indépen­dant – la recherche d’un théâtre d’Art et du théâtre comme instru­ment édu­catif et poli­tique – s’est imposé dans les années 1930 avec Leónidas Bar­let­ta et le Teatro del Pueblo, cette pra­tique va se ren­forcer dans les années 1960, en plein boule­verse­ment poli­tique. De nom­breux groupes se con­stituent autour d’un Mae­stro de actores (maître d’acteur) qui développe une école et une esthé­tique théâ­trale et poli­tique col­lec­tives en s’inscrivant dans l’idéal de Bar­let­ta. Ancêtre du teatrista, le mae­stro de actores a une péd­a­gogie et une esthé­tique pro­pre au groupe qu’il dirige, qui se con­jugue à une activ­ité poli­tique et une organ­i­sa­tion proche des grou­pus­cules de la gauche rad­i­cale et de la guéril­la de ces années de post-révo­lu­tion cubaine. L’héritage de Stanislavs­ki est revis­ité, le théâtre se mod­ernise et décou­vre les idées de Mey­er­hold, Brecht, ou Artaud, et dans un con­texte poli­tique insta­ble, qui con­naît plusieurs péri­odes de dic­tatures, le théâtre devient un acte de résis­tance face à la répres­sion. On peut citer, entre autres, Ale­jan­dra Boero, Juan Car­los Gené, Car­los Gan­dol­fo, Augus­to Fer­nan­des, Agustín Alez­zo, Raúl Ser­ra­no, Nor­man Bris­ki, ou encore Alber­to Ure. Le cir­cuit alter­natif va peu à peu se pro­fes­sion­nalis­er et le mou­ve­ment va quelque peu se désar­tic­uler en s’ouvrant à d’autres formes d’organisation sans per­dre son éthique fon­da­trice. Si le théâtre indépen­dant de Bar­let­ta divi­sait les tâch­es entre auteurs (comme Bar­let­ta), met­teurs en scène et acteurs, la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion accentue la néces­sité de la spé­cial­i­sa­tion en corps de méti­er. Toute­fois, des per­son­nal­ités comme Alber­to Ure, Juan Car­los Gené ou Eduar­do Pavlosky s’essayent à la fois à la mise en scène, au jeu d’acteur et à la dra­maturgie, con­sid­érant le théâtre comme un tout et l’acteur comme le cen­tre de la créa­tion. Ils don­nent ain­si nais­sance à la fig­ure du teatrista, sorte de créa­teur total.

Edipo en Ezeiza de Pompeyo Audivert. Photo DR.
Edipo en Ezeiza de Pom­peyo Audi­vert. Pho­to DR.

La péd­a­gogie et l’enseignement sont aus­si des tâch­es com­munes aux teatristas/créa­teurs, qui s’inscrivent dans l’héritage de la trans­mis­sion du mae­stro de actores. Les cours privés représen­tent une des prin­ci­pales sources de revenus pos­si­ble de la scène alter­na­tive et des espaces de créa­tion qui per­me­t­tent d’enseigner, de créer et de pro­gram­mer des spec­ta­cles, vont se mul­ti­pli­er. Ricar­do Bartís et Mauri­cio Kar­tun, les deux pères de la scène alter­na­tive après le retour de la démoc­ra­tie (1983), se sont for­més dans les années 1960 et con­tribueront à la pro­liféra­tion du terme de teatrista/créa­teur jusqu’ à aujourd’ hui. Les deux s’inscrivent dans la logique du maître et ont for­mé des cen­taines de per­son­nes, Bartís par ses cours de jeu et Kartún par ses cours de dra­maturgie. Ils dévelop­pent une œuvre théâ­trale pro­pre au teatrista/créateur mod­erne, en mêlant direc­tion d’acteur, mise en scène et dra­maturgie au sein du même proces­sus de créa­tion. Bartís, dans la lignée d’Alberto Ure (son mae­stro de actores) affirme :

« Il faut met­tre en place une méth­ode criol­lo5 du teatrista/créateur : mélange, super­po­si­tion, hétéro­dox­ie et fusion, sans volon­té de clas­si­cisme ou pureté, les acci­dents et les malen­ten­dus qui sur­gis­sent devi­en­nent des événe­ments théâ­traux puis­sants et des métaphores sig­ni­fica­tives. Son théâtre [celui du teatrista/créateur] ne se fait ni avec le tra­vail d’introspection ni avec les actions physiques ni avec le clown ni avec l’anthropologie théâ­trale ni avec la bio­mé­canique de Mey­er­hold, et à la fois avec des traces de tout cela, mélangé avec les savoirs des acteurs criol­los, de la scène río­platense6. »

C’est à par­tir de ce mélange, de cette sopa criol­la (soupe créole) des théories et tech­niques théâ­trales que nous poserons l’hypothèse d’une pos­ture poli­tique décolo­niale du teatrista : celle du ciru­ja (du lun­far­do, dans l’argot de Buenos Aires) : « per­son­ne qui cherche en opérant les poubelles, tel un chirurgien avec un scalpel, pour trou­ver quelque chose de quoi tir­er prof­it7 ».

L’anti-méthode du cirujeo d’Alberto Ure.
  1. Bar­tis, Ricar­do, Can­cha con niebla, teatro per­di­do : frag­men­tos, Atuel, Buenos Aires, 2003. ↩︎
  2. De nom­breux théâtres et com­pag­nies ont demandé la démis­sion du fonc­tion­naire pub­lic qui avait min­imisé le nom­bre de dis­parus durant la dic­tature de 1976 – 1983 et ont obtenu gain de cause en juil­let 2016. À la fin de la plu­part des spec­ta­cles du cir­cuit alter­natif, on dif­fu­sait un enre- gistrement des déc­la­ra­tions con­tro­ver­sées de Lopér­fi­do et on lisait une let­tre – signée par plus de 250 artistes et intel­lectuels et envoyée au chef du gou­verne­ment de la ville Buenos Aires – deman­dant la démis­sion du min­istre. Sign the Peti­tion. (2018). Change.org. https://www.change.org/p/presidencia-de-la-nacion-argentina-lo-perfido-debe-renunciar-carta-abierta-al-presidente-mauricio-macri-y-a-larreta‑2 ↩︎
  3. On entend « colo­nial­ité » au sens d’Anibal Qui­jano : « le mod­èle struc­turel de pou­voir (puis­sance) spé­ci­fique de la moder­nité, provo­qué à par­tir de la con­quête de l’Amérique et l’hégémonie sub­séquente plané­taire européenne ». Qui­jano, Ani­bal, Colo­nial­i­dad del Poder, Euro­cen­tris­mo y Améri­ca Lati­na. En Edgar­do Lan­der, comp. Colo­nial­i­dad del Saber, Euro­cen­tris­mo y Cien­cias Sociales. CLACSO- UNESCO 2000, Buenos Aires, Argenti­na, p. 201 – 246. ↩︎
  4. On enten­dra ici « l’argentinité » au sens cri­tique de Luis Gar­cía Fan­lo comme une série de pra­tiques et de dis­posi­tifs con­sti­tu­ant un régime de vérité (Fou­cault) ou d’autorité qui pro­duisit au fil de l’histoire du pays une manière et une forme sup­posées d’être argentin. Gar­cia Fan­lo, Luis, Genealogía de la argen­tinidad. Gran Aldea Edi­tores, Buenos Aires, 2010. ↩︎
  5. Criol­lo — qui sig­ni­fie « créole » en espag­nol : natif du con­ti­nent améri­cain à la suite de la coloni­sa­tion. ↩︎
  6. Du Río de la pla­ta. Se réfère à la zone géo­graphique proche du fleuve de la Pla­ta, entre l’Uruguay et l’Argentine. Bar­tis, Ricar­do, dans SAGASETA, Julia Ele­na, Miradas sobre la esce­na teatral argenti­na en democ­ra­cia, UNA, Buenos Aires, 2010. ↩︎
  7. http://www.wordreference.com/definicion/ciruja. ↩︎
  8. Dubat­ti, Jorge, Apuntes sobre Ricar­do Bartíscreador, Saquen una Pluma Dra­matur­gia Rodante. 2011. Web. 19 Feb. 2018. ↩︎
  9. Ure Alber­to, Sacate la care­ta, ensayos sobre teatro, políti­ca y cul­tura, Nor­ma, Buenos Aires, 2003. ↩︎
  10. Ure, Alber­to, Ponete el antifaz, INT, Buenos Aires, 2009. ↩︎
  11. Migno­lo, Wal­ter, La désobéis­sance épistémique : rhé­torique de la modernité,logique de la colo­nial­ité et gram­maire de la décolo­nial­ité, Broché, Paris, 2015. ↩︎
  12. Kar­tun, Mauri­cio, Escritos 1975 – 2015, Col­i­hue, 2015. ↩︎

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Lucas Trouillard
Lucas Trouillard se forme comme comédien à Nantes et Angers (NTA/ Le Quai) et commence...Plus d'info
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