Kinshasa/Bruxelles, dramaturgie d’un projet

Entretien
Théâtre

Kinshasa/Bruxelles, dramaturgie d’un projet

Entretien avec Jan Goossens et Paul Kerstens

Le 28 Juil 2014

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Bernard Debroux : Qu’est-ce qui a amené le KVS, implan­té dans le cen­tre de Brux­elles, à ori­en­ter ses per­spec­tives et son tra­vail vers le Con­go ?

Jan Goossens : Le point de départ était la sit­u­a­tion dans laque­lle le KVS se trou­vait vers la fin des années 1990, lorsque la nou­velle équipe est arrivée et a com­mencé à tra­vailler ici. À ce moment-là, ce théâtre était un ovni à Brux­elles. Un théâtre fla­mand, pour les Fla­mands, dans une ville où il y avait de moins en moins de Fla­mands. Nous venions de démé­nag­er à la Bot­te­lar­ij1, à Molen­beek, et là, le prob­lème de notre isole­ment est devenu très vis­i­ble, très sen­si­ble : plus de pub­lic et plus aucun lien entre le pro­jet artis­tique et socié­tal de ce théâtre et la ville. La nou­velle équipe a pro­posé au Con­seil d’administration de recon­necter le théâtre avec la ville dans sa dimen­sion con­tem­po­raine et en même temps avec les arts de la scène con­tem­po­raine en Flan­dre et dans le monde. Pour recon­necter le KVS avec Brux­elles, nous nous sommes dit que nous ne pou­vions pas nous lim­iter à la com­mu­nauté fla­mande. Il fal­lait aus­si pren­dre en compte la com­mu­nauté fran­coph­o­ne mais surtout d’autres com­mu­nautés issues de l’immigration dont on dit trop facile­ment qu’elles ne s’intéressent pas à la cul­ture. C’est faux évidem­ment, mais leur énergie et leur dynamique n’entrent pra­tique­ment jamais dans la vie cul­turelle offi­cielle. C’est ain­si que nous nous sommes attelés à ce pro­jet de con­nex­ion avec les artistes de la com­mu­nauté con­go­laise et des com­mu­nautés africaines de Brux­elles.

À ceux qui nous deman­dent pourquoi nous avons mis ce pro­jet sur pied, nous expliquons sou­vent que Brux­elles est en par­tie une ville con­go­laise. À cela s’ajoute le rap­port à l’Histoire, ce passé que nous avons en com­mun, le Con­go et nous.

À quoi servi­rait que notre généra­tion se sente coupable ? – nous por­tons peu de respon­s­abil­ité pour tout ce qui s’est passé avant 1960 ; il s’agit de saisir l’opportunité de dévelop­per d’autres rela­tions plus équita­bles.

Une de nos pre­mières pro­duc­tions pour ce pro­jet fut La Vie et les œuvres de Léopold II de Hugo Claus, mis en scène par un de nos jeunes met­teurs en scène, Raven Ruëll. Peter Sel­l­ars, le met­teur en scène améri­cain qui était et qui est une sorte de con­seiller pour nous, et avec qui nous avions par­lé de ce pro­jet de mise en scène, nous répon­dit que c’était sans doute une bonne idée, mais qu’il s’agissait d’un texte écrit par un auteur blanc qui se sent coupable. Il lui sem­blait qu’il fal­lait aller au-delà de cette démarche et entr­er en dia­logue avec des artistes de la com­mu­nauté con­go­laise et de la com­mu­nauté africaine.

Nous nous sommes très vite ren­du compte que nous ne les con­nais­sions pas et avons donc décidé d’engager Paul Ker­stens, pour dévelop­per les con­tacts avec plusieurs artistes brux­el­lois d’origine africaine. Ensuite, en 2005, grâce à l’obtention de nou­veaux moyens financiers pour tra­vailler sur le plan inter­na­tion­al, nous sommes allés à Kin­shasa, pour voir s’il était pos­si­ble, en tant que théâtre fla­mand, de dévelop­per des activ­ités là-bas aus­si.

B. D. : Quelle est la méth­ode que vous avez choisie pour réalis­er cet ambitieux pro­jet ?

Paul Ker­stens : Au moment de la créa­tion de Léopold II nous nous sommes tout de suite dit qu’il ne serait pas très intéres­sant de deman­der aux artistes africains de faire une sorte de réponse au spec­ta­cle et au texte de Hugo

Claus, mais que l’on pour­rait inviter des artistes à dis­cuter ensem­ble. Il n’y avait pas de véri­ta­ble « com­mu­nauté artis­tique africaine ». De nom­breuses ques­tions sont alors apparues. Qu’est-ce qui est spé­ci­fique­ment africain ? Est- ce une ques­tion de couleur de peau ? Cela a‑t-il un sens, un con­tenu artis­tique ? C’était la pre­mière fois que l’équipe du théâtre se con­frontait à ces ques­tions et à la var­iété des opin­ions qui se cachent der­rière cette idée d’artiste africain.

Nous sommes allé à la ren­con­tre des artistes de Brux­elles, et aus­si de Liège, sans penser tout de suite à l’idée d’une créa­tion. Le pro­jet, c’était de se ren­con­tr­er, de dis­cuter, d’enrichir les échanges, sans idées pré­conçues, sans plan glob­al en tête.

J. G. : Nous nous disions que s’il y avait des dynamiques à capter nous allions les capter et nous avons don­né un nom à ce groupe de tra­vail informel avec ces artistes d’origine africaine : Green Light. C’est le titre d’une chan­son de Ray Lema, très sim­ple et très belle, où l’artiste demande : « donne-nous le feu vert », « ouvre les portes ». L’univers et les mots de la chan­son cor­re­spondaient vrai­ment à notre démarche.

Nous avons tout d’abord con­staté qu’ils ne con­nais­saient pas le KVS, et au-delà du KVS, qu’ils con­nais­saient très peu la scène fla­mande, et même, que bien sou­vent, ils ne se con­nais­saient pas non plus entre eux. C’était pour nous une sen­sa­tion étrange : ils étaient une quin­zaine, et se par­laient pour la pre­mière fois.

P. K. : Ensuite, nous avons mis sur pied des ate­liers. Si c’était intéres­sant et pas­sion­nant de dis­cuter ensem­ble, nous avions face à nous des artistes qui avaient envie de pra­ti­quer leur art et nous voulions tra­vailler avec eux. Nous les avons donc mis en rela­tion avec le met­teur en scène Raven Ruëll. Il ne s’agissait pas de réalis­er un spec­ta­cle au sens habituel du terme, mais de présen­ter par des « inter­ven­tions » le groupe de tra­vail Green Light, sa com­po­si­tion et sa diver­sité. Cela a débouché sur un petit fes­ti­val.

Nous avons repris cette méth­ode de tra­vail lorsque nous sommes allé à Kin­shasa. Pas de pro­jet défi­nis au départ, mais dévelop­per des con­tacts, notam­ment avec deux artistes qui sont tou­jours des références pour nous aujourd’hui, Djo Munga et Faustin Linyeku­la, décou­vert dans Fes­ti­val des men­songes, en jan­vi­er 2005.

Jan Goossens, Dalia Taha, Dorine Mokha et Elvira Dyangani, rencontre au théâtre Les Béjarts, Connexion Kin 2013. Photo Éric De Mildt.
Jan Goossens, Dalia Taha, Dorine Mokha et Elvi­ra Dyan­gani, ren­con­tre au théâtre Les Béjarts, Con­nex­ion Kin 2013. Pho­to Éric De Mildt.

J. G. : L’essentiel était que l’approche ne soit pas insti­tu­tion­nelle, ni éta­tique, ce n’était pas de la diplo­matie cul­turelle. Ce qui nous intéres­sait c’était de ren­con­tr­er des artistes qui tra­vail­lent dans le con­texte d’une ville, à la fois très éloignée du point de vue géo­graphique et en même temps toute proche (Kin­shasa comme par­tie inté­grante de la ville dans laque­lle nous tra­vail­lons, Brux­elles). Nous voulions associ­er ces artistes au pro­jet glob­al à par­tir duquel la pro­gram­ma­tion du KVS se con­stru­it.

D’abord avec les artistes qui vivaient à Brux­elles. Sou­vent, ils habitaient à cent mètres du KVS mais ne nous con­nais­saient pas et nous ne les con­nais­sions pas. Ils n’avaient jamais eu de raisons de s’identifier au KVS. Il s’agissait de leur dire : vous faites par­tie du dia­logue qu’on veut men­er avec les artistes de cette ville. On écoute, on vous écoute.

  1. Durant les trans­for- mations du KVS (Théâtre Roy­al fla­mand) l’équipe s’est instal­lée dans une anci­enne bouteil­lerie à Molen­beek, quarti­er pop­u­laire de Brux­elles. ↩︎
  2. Per­form­ing Arts Research and Train­ing Stu­dios, école de danse con­tem­po­raine fondée à Brux­elles en 1995 par Anne Tere­sa De Keers­maek­er. ↩︎
  3. Organ­i­sa­tion non gou­verne­men­tale belge née du Cen­tre nation­al de la coopéra­tion au développe­ment qui mène un com­bat paci­fique con­tre les sit­u­a­tions d’exclusion et de pau­vreté. ↩︎

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Bernard Debroux
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