Des écoles au coeur d’un théâtre : généalogie d’un modèle

Théâtre
Réflexion

Des écoles au coeur d’un théâtre : généalogie d’un modèle

Le 30 Jan 2012
Jacques Copeau étudiant une pièce avec les acteurs de sa troupe du Vieux- Colombier. Charles Dullin, assis, à gauche. Louis Jouvet, debout, deuxième en partant de la droite. Blanche Albane, au centre, avec un chapeau. (Vers 1913). Photo Albert Harlingue / Roger-Viollet.
Jacques Copeau étudiant une pièce avec les acteurs de sa troupe du Vieux- Colombier. Charles Dullin, assis, à gauche. Louis Jouvet, debout, deuxième en partant de la droite. Blanche Albane, au centre, avec un chapeau. (Vers 1913). Photo Albert Harlingue / Roger-Viollet.

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Jacques Copeau étudiant une pièce avec les acteurs de sa troupe du Vieux- Colombier. Charles Dullin, assis, à gauche. Louis Jouvet, debout, deuxième en partant de la droite. Blanche Albane, au centre, avec un chapeau. (Vers 1913). Photo Albert Harlingue / Roger-Viollet.
Jacques Copeau étudiant une pièce avec les acteurs de sa troupe du Vieux- Colombier. Charles Dullin, assis, à gauche. Louis Jouvet, debout, deuxième en partant de la droite. Blanche Albane, au centre, avec un chapeau. (Vers 1913). Photo Albert Harlingue / Roger-Viollet.

LE XIXe SIÈCLE, en son hégé­monie bour­geoise, avait depuis Napoléon érigé le Con­ser­va­toire de Paris, ex-École royale de chant et de décla­ma­tion, créé en 1784 sur ordre de Louis XVI, comme le mod­èle unique et exclusif de l’enseignement nation­al et cen­tral­isé de l’art dra­ma­tique. Imité dans un moin­dre élitisme par les con­ser­va­toires de province et ceux d’arrondissement, le plus sou­vent réduits quant à eux à une classe d’art dra­ma­tique par­ente pau­vre et nég­ligée d’un con­ser­va­toire de musique et de danse tout puis­sant, le Con­ser­va­toire de Paris, comme son nom l’indique, avait pour mis­sion de « con­serv­er », de repro­duire et de trans­met­tre, par-delà le temps et les généra­tions, un code de jeu immuable, comme se plai­sait et se plaît encore à penser l’idéologie bour­geoise, por­teuse de valeurs d’éternité et d’universalité : celles entre autres du bon goût français. Tem­ple de la « repro­duc­tion » auraient pu dire Pierre Bour­dieu et Jean-Claude Passeron, « appareil idéologique d’État » aurait pu ajouter Louis Althuss­er, le Con­ser­va­toire veil­lait à faire respecter, au même titre que l’Académie ou la Comédie-Française(s), des choix de réper­toire hérités de Boileau ou de Voltaire – le bon Molière et le mau­vais Molière, le bon Corneille et le mau­vais Corneille –, ain­si que des choix esthé­tiques liés aux con­traintes de l’époque – toiles peintes et car­ton pâte, éclairage à la rampe, machiner­ie théâ­trale héritée de la scène à l’italienne… Mais par-dessus tout, y étaient inculquées une gram­maire et une rhé­torique du jeu fondées essen­tielle­ment sur le sta­tisme cor­porel de l’acteur, figé dans l’image déco­ra­tive comme un per­son­nage dans un tableau académique ; sur la con­trainte de se posi­tion­ner à l’avant scène, de préférence au cen­tre, pour béné­fici­er des feux de la rampe, unique source d’éclairage jusqu’à l’adoption de l’électricité ; sur la réduc­tion du corps à son organe vocal, enfin, qui fera de la dic­tion, de l’articulation, de la décla­ma­tion, de la proféra­tion, voire de la prosodie et de la ver­si­fi­ca­tion, les enjeux exclusifs de cette péd­a­gogie très cir­con­scrite. Tout dans cet enseigne­ment tech­nique prédis­po­sait l’acteur à dégrad­er son jeu par le recours aux trucs, aux recettes, aux ficelles et autres facil­ités com­plaisantes effi­cace­ment éprou­vées sur un pub­lic lui-même com­plaisant, qui préférait le con­fort et la sécu­rité d’un mod­èle déjà con­nu et recon­nu au risque aven­tureux de la nou­veauté, de l’inconnu et de la per­tur­ba­tion. Comme le marte­lait récem­ment à la télévi­sion le sketch d’un humoriste qui pré­cisé­ment traitait de l’actualité du théâtre privé dans les salles parisi­ennes : « jamais sur­pris, jamais déçu ! » Écou­tons le met­teur en scène et his­to­rien du théâtre Syl­vain Dhomme évo­quer la dégra­da­tion de la scène française dans les années 1880 : 

« À l’état de l’écriture cor­re­spondait l’état de la scène. Le théâtre entier était livré aux fab­ri­cants d’effets, au caboti­nage le plus par­fait. Les acteurs étaient les rois de la scène. On écrivait pour eux, ils régen­taient les auteurs, choi­sis­saient leurs cos­tumes et mon­taient sur les planch­es comme sur un piédestal, en frap­pant du talon pour aver­tir la claque » (LA MISE EN SCÈNE D’ANTOINE À BRECHT, 1959).

Indignation

C’est à cela, bien sûr, que réag­it André Antoine avec l’invention d’un jeu nat­u­ral­iste et de ce qu’on appelle « la mise en scène mod­erne », bien­tôt suiv­ie par les recherch­es expéri­men­tales de Lugné-Poe et du théâtre sym­bol­iste en matière d’onirisme et de dés­in­car­na­tion. Et pour­tant, trente ans plus tard, entre la fos­sil­i­sa­tion académique des théâtres offi­ciels (Comédie-Française et Odéon) et la vul­gar­ité de plus en plus débridée des théâtres de boule­vard, rien n’a beau­coup changé. Voilà donc ce qu’en 1913 écrivait un « jeune homme en colère », un siè­cle ou presque avant Stéphane Hes­sel et les cen­taines de mil­liers de jeunes gens qui de par le monde lui emboî­tent aujourd’hui le pas : 

« Par bon­heur, nous avons atteint l’âge d’homme sans dés­espér­er de rien. À des réal­ités détestées, nous opposons un désir, une aspi­ra­tion, une volon­té. Nous avons pour nous cette chimère, nous por­tons en nous cette illu­sion qui donne le courage et la joie d’entreprendre. Et si l’on veut que nous nom­mions plus claire­ment le sen­ti­ment qui nous ani­me, la pas­sion qui nous pousse, nous con­traint, nous oblige, à laque­lle il faut que nous cédions enfin : c’est l’indignation.
Une indus­tri­al­i­sa­tion effrénée qui, de jour en jour plus cynique­ment, dégrade notre scène française et détourne d’elle le pub­lic cul­tivé ; l’accaparement de la plu­part des théâtres par une poignée d’amuseurs à la sol­de de marchands éhon­tés ; partout, et là encore où des grandes tra­di­tions devraient sauve­g­arder quelque pudeur, le même esprit de caboti­nage et de spécu­la­tion, la même bassesse ; partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l’exhibitionnisme de toute nature par­a­sitant un art qui se meurt, et dont il n’est même plus ques­tion ; partout veu­lerie, désor­dre, indis­ci­pline, igno­rance et sot­tise, dédain du créa­teur, haine de la beauté ; une pro­duc­tion de plus en plus folle et vaine, une cri­tique de plus en plus con­sen­tante, un goût pub­lic de plus en plus égaré : voilà ce qui nous indigne et nous soulève. » (Jacques Copeau, APPELS, RÉGISTRES I, Gal­li­mard, p. 19 – 20).

Ce texte est pub­lié sous la forme d’un man­i­feste dans la Nou­velle Revue Française (NRF), que Jacques Copeau avait fondée qua­tre ans plus tôt avec la com­plic­ité de ses amis Gas­ton Gal­li­mard et André Gide. Ils s’y étaient déjà attaqués à la forter­esse impren­able de l’illusion de réal­ité, cet arti­fice égale­ment hégé­monique du roman académique bour­geois. Copeau, épaulé par ses amis Jou­vet et Dullin ren­con­trés deux ans plus tôt, s’en pre­nait cette fois au théâtre bour­geois, à sa dém­a­gogie et à son état de cor­rup­tion. Ce man­i­feste est rédigé quelques semaines avant l’ouverture du Théâtre du Vieux Colom­bier et lui sert en quelque sorte de pro­gramme ou d’éditorial. En bonne place, au chapitre V, juste après celui con­sacré à la troupe, fig­ure le pro­jet de créa­tion d’une école d’élèves-comédiens adossée au théâtre et à son objec­tif de régénéra­tion : «[…] nous y appel­le­ri­ons d’une part de très jeunes gens et même des enfants, d’autre part des hommes et femmes ayant l’amour et l’instinct du théâtre, mais qui n’avaient pas encore com­pro­mis cet instinct par des méth­odes défectueuses et des habi­tudes de méti­er » (ibid., p. 29).

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Yannic Mancel
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