Le São Luiz de Lisbonne : réinventer un patrimoine donné en héritage

Entretien
Théâtre

Le São Luiz de Lisbonne : réinventer un patrimoine donné en héritage

Entretien avec José Luís Ferreira

Le 24 Juil 2011
Teatro São Luiz. Photo Steve Stoer.

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Teatro São Luiz. Photo Steve Stoer.
Article publié pour le numéro
Couverture du 109 - Le théâtre en sa ville
109

Bernard Debroux : Tu viens d’arriver à la direc­tion du théâtre munic­i­pal São Luiz, qui a une his­toire de plus de cent ans et qui a subi de nom­breuses méta­mor­phoses au cours du temps. C’était au départ le théâtre de l’aristocratie et de la grande bour­geoisie (il por­tait alors un nom roy­al), puis il est devenu le théâtre de la République. Il a donc changé de pub­lic et de pro­gram­ma­tion et a tou­jours été assez ouvert : on y a pro­jeté les pre­mières séances de ciné­ma dans les années trente. Il y a eu beau­coup de comédies musi­cales. Il a aus­si été rénové à plusieurs repris­es. C’est aujourd’hui le théâtre de la ville de Lis­bonne. Quelle est sa spé­ci­ficité par rap­port aux autres théâtres por­tu­gais ? 

José Luís Fer­reira : Ce théâtre a en effet une longue his­toire. Comme la plu­part des théâtres au Por­tu­gal, il a été con­stru­it au départ d’une ini­tia­tive privée : un ex émi­grant por­tu­gais au Brésil, Vis­conde de São Luiz de Bra­ga (d’où son nom aujourd’hui), qui y avait fait for­tune, a décidé, quand il est revenu vivre au Por­tu­gal, d’investir dans ce lieu et dans cette pos­si­bil­ité d’animer la ville. Au cours du XXe siè­cle, ce théâtre a subi de nom­breuses trans­for­ma­tions tou­jours avec le pro­jet d’une pop­u­lar­i­sa­tion des arts – d’où la présence dans ce lieu du ciné­ma, qui a été très impor­tant à par­tir des années trente. METROPOLIS de Fritz Lang a été pro­jeté ici pour la pre­mière fois au Por­tu­gal. C’est aus­si ici qu’Almada Negreiros a lu son ULTIMATUM FUTURISTE. Au cours de ces dix dernières années, la ville de Lis­bonne a beau­coup investi dans la réno­va­tion matérielle du théâtre. Elle a com­pris égale­ment qu’il fal­lait un réel pro­jet artis­tique pour gér­er le théâtre, que c’était la seule façon de garan­tir l’accomplissement de sa mis­sion de ser­vice pub­lic.

J’ai la chance d’hériter de ce théâtre après huit années de direc­tion de Jorge Salav­isa. Son par­cours artis­tique s’est réal­isé dans l’univers de la danse mais il a en même temps accu­mulé une expéri­ence immense dans tous les domaines de la créa­tion et de la ges­tion artis­tique. Il a, d’une cer­taine façon, bâti l’image que le théâtre São Luiz offre aujourd’hui : celle d’un théâtre pop­u­laire, en dia­logue avec le tra­vail artis­tique de la ville, ouvert sur le pays et les citoyens, c’est-à-dire le pub­lic. C’est un théâtre à voca­tion pluridis­ci­plinaire, ouvert aux dif­férents courants artis­tiques (danse, théâtre, musique, lit­téra­ture, et même arts visuels). C’est un des deux théâtres munic­i­paux, l’autre étant le MariaM­atosTeatro­Mu­nic­i­pal, qui est davan­tage cen­tré sur les nou­velles formes et les nou­velles généra­tions. Avec ces deux théâtres, le citoyen lis­boète a donc accès à ce qui se fait de plus impor­tant dans les arts con­tem­po­rains au Por­tu­gal et à l’étranger.

B. D. : Tu as cette exi­gence d’ouverture aux dif­férentes dis­ci­plines, avec le souci de la qual­ité, le main­tien d’une cer­taine cohérence, et en même temps, cette volon­té de touch­er le citoyen de Lis­bonne. Com­ment con­stru­is-tu la pro­gram­ma­tion ? 

Julie Ann Stan­zak et Daph­nis Kokki­nos dans SWEET MAMBO, choré­gra­phie Pina Bausch, 2008. Pho­to Ursu­la Kauf­mann

J. L. F. : Pour moi, le directeur artis­tique ou le pro­gram­ma­teur n’est pas une espèce de « design­er » de l’expérience esthé­tique d’une ville. Mon pre­mier souci est de dia­loguer, de par­ler avec tout le monde, de bien con­naître les artistes et les struc­tures de créa­tion de la ville. Je dois aller vite, je viens d’arriver et dois déjà présen­ter un pro­gramme pour la sai­son prochaine. Il s’agit de réfléchir à la mis­sion du théâtre dans le con­texte économique dif­fi­cile du pays, sans nég­liger sa dimen­sion spé­ci­fique­ment artis­tique et cul­turelle. Voir com­ment le théâtre peut inter­venir pour ren­dre pos­si­ble les pro­jets des artistes. C’est ma pre­mière sai­son ; après celle-ci, ce sera plus facile de coor­don­ner les ini­tia­tives des artistes et des com­pag­nies. Pour le moment, ma stratégie se can­tonne à com­pren­dre, con­naître et voir com­ment inté­gr­er dans la pro­gram­ma­tion les pro­jets qui sont en train d’émerger. Je crois que la cohérence se fera surtout à par­tir d’une préoc­cu­pa­tion de la réal­ité des gens, de leur vie réelle. Tout en restant, bien sûr, dans le domaine des arts, sans faire de la soci­olo­gie. Ce qui m’intéresse au pre­mier plan, c’est de défendre un tra­vail artis­tique qui est capa­ble, soit d’inventer des formes nou­velles, soit de réin­ven­ter notre héritage, notre pat­ri­moine, par le biais d’une réflex­ion sur l’Homme et la réal­ité sociale et poli­tique.

Nous sommes dans une ville qui a une his­toire très forte ; je vois le Tage depuis ma fenêtre. Lis­bonne a tou­jours été un point de ren­con­tre et de dia­logue avec le reste du monde, surtout avec l’Amérique du sud, l’Afrique, l’Asie. C’est une car­ac­téris­tique évi­dente de la com­po­si­tion cul­turelle de la ville. Elle est la pre­mière ville vrai­ment mul­ti­cul­turelle du monde occi­den­tal, elle intè­gre la mémoire de ces rap­ports étab­lis his­torique­ment avec le monde entier, mais aus­si les défis de la mon­di­al­i­sa­tion accélérée que nous vivons aujourd’hui. Et, en plus, Lis­bonne est en train d’intégrer sa dimen­sion de cap­i­tale européenne. Cette préoc­cu­pa­tion du réel peut se con­cré­tis­er de divers­es façons. Si on s’attache, par exem­ple, à une des expres­sions les plus emblé­ma­tiques de la ville, le fado, on retrou­ve une forme à l’origine mul­ti­cul­turelle, qui rend uni­versel un moment très intime. Le fado a beau­coup souf­fert à un moment d’une iden­ti­fi­ca­tion avec la pro­pa­gande du régime fas­ciste qui a fini par éloign­er une par­tie du pub­lic. Heureuse­ment, ce préjugé est dépassé et il y a de plus en plus de jeunes créa­teurs qui con­tribuent à le renou­vel­er. Je crois que l’on peut tra­vailler sur des pro­jets artis­tiques plus poin­tus ou plus tra­di­tion­nels tout en priv­ilé­giant ce rap­port au ques­tion­nement plus intime ou plus poli­tique de la réal­ité qu’on habite.

B. D. : Puisque tu par­les de ces con­tacts avec des artistes qui sont dans des proces­sus de créa­tion, pens­es-tu aller vers une pro­gram­ma­tion de créa­tions ? Le théâtre São Luiz a‑t-il pour mis­sion d’aider des pro­jets à se créer, ou bien ces pro­jets sont-ils créés ailleurs et puis invités ? 

Teatro São Luiz. Pho­to Steve Sto­er.

J. L. F. : La mis­sion cen­trale du théâtre São Luiz ne passe pas par la créa­tion. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je me suis sen­ti légitimé pour pos­tuler à cette fonc­tion de direc­tion artis­tique : je ne suis pas un créa­teur, et j’ai tou­jours cru et con­tin­ue de croire que la direc­tion des lieux de créa­tion doit être menée par un créa­teur. Le théâtre de la ville implique plutôt que le théâtre fasse un effort pour établir un rap­port entre des créa­teurs sin­guliers et s’appliquer à ce que leurs créa­tions voient le jour et ren­con­trent un pub­lic. Donc, priv­ilégi­er par moments des pro­jets plutôt que d’autres, faire des choix mais tou­jours dans un mécan­isme de partage d’investissement, de copro­duc­tion. Je crois que c’est aux artistes d’inventer des pro­jets, et de penser à la façon dont leur tra­vail artis­tique peut entr­er en dia­logue avec la ville et avec le citoyen.

B. D. : Tu as par­lé du théâtre munic­i­pal Maria Matos, quels sont les liens qu’il y a entre les deux struc­tures ? 

J. L. F. : Même si les deux théâtres munic­i­paux ont des mis­sions assez pré­cis­es et divers­es, il y a entre nous des col­lab­o­ra­tions mul­ti­ples. D’un côté, tout ce qui est relatif à la créa­tion d’événements plus larges, plus vis­i­bles dans la ville. Nous pré­parons, par exem­ple, pour la fin 2012, un pro­jet avec le Brésil. C’est un pro­jet très vaste, qui se déroulera pen­dant six mois, qui com­prend des rési­dences artis­tiques, des co-créa­tions entre des artistes des deux pays et, finale­ment, une sai­son vouée aux arts et aux cul­tures brésiliens. Ce sont donc des dis­posi­tifs plus larges où cha­cun peut trou­ver son iden­tité. Les domaines de la for­ma­tion, des pro­jets péd­a­gogiques, ou bien des pro­jets avec la com­mu­nauté, sont égale­ment des ter­ri­toires que nous avons envie d’explorer ensem­ble. Comme aus­si le désir de plac­er la créa­tion por­tu­gaise con­tem­po­raine dans un cadre plus large, en rap­port avec l’Europe et le reste du monde. Ce qu’on pour­rait appel­er « l’internationalisation de la créa­tion artis­tique por­tu­gaise ». Ce sont les trois axes les plus impor­tants où il y a, en ce moment déjà, un désir de tra­vail com­mun.

B. D. : La pro­gram­ma­tion pro­pre­ment dite est pluridis­ci­plinaire. Com­ment se fait l’équilibre entre les dif­férentes formes artis­tiques ? Y en a‑t-il une qui joue un rôle moteur sur laque­lle les autres se gref­fent ? 

J. L. F. : Idéale­ment, il ne devrait pas y avoir d’hégémonie d’une dis­ci­pline artis­tique. Le théâtre est un lieu de ren­con­tre. Un lieu par­ti­c­uli­er où on vient écouter une pièce, voir une choré­gra­phie, enten­dre de la musique, mais aus­si partager la lec­ture d’un texte, dis­cuter des sujets impor­tants pour la vie de la société, songer à des futurs alter­nat­ifs… Finale­ment, c’est le pro­gramme et les liens que nous arriverons à inven­ter entre les dif­férentes propo­si­tions qui joueront ce rôle moteur, j’espère. Pour dif­férentes raisons qui ont à voir avec les formes de pro­duc­tion, de créa­tion et les niveaux d’investissement que chaque dis­ci­pline exige pour se con­stru­ire, il y aura tou­jours un investisse­ment dif­férent dans chaque dis­ci­pline. La musique, comme forme plus recon­naiss­able, plus uni­verselle de com­mu- nica­tion, sera un peu plus impor­tante quan­ti­ta­tive­ment. Mais l’équilibre entre les dif­férentes dis­ci­plines artis­tiques est de mise. Per­son­nelle­ment, j’ai cette utopie de voir s’établir entre le théâtre São Luiz et les publics de la ville une rela­tion de con­fi­ance qui per­me­tte un con­tact per­ma­nent, avec des propo­si­tions assez dif­férentes.

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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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