L’espace scénique
Au centre de l’espace scénique les 64 cases d’un échiquier : la surface de jeu. A gauche la pelouse d’un jardin : l’espace vert.
A droite un salon style XVIIIe siècle : le bureau.
Contiguë au salon, une portion d’autoroute à deux bandes délimitées à la chaux.
Personnages :
Jean Danthès, l’ambassadeur ;
Malwina von Leyden, la baronne ;
Erika von Leyden, la fille de Malwina ;
Putz zu Stern (Putzi), le baron ;
Jarde, le psychiatre ;
Julio Amedeo Nitrati — le Fou noir, le maître chanteur ;
Le Roi blanc ;
Le Roi noir ;
Les figurines-personnages du jeu d’échecs.
Scène 1
( Malwina, Erika et le baron dans l’espace vert )
Quand l’action commence, ils s’y trouvent groupés dans une attitude héraldique. Malwina installée dans un fauteuil d’infirme. Erika couchée sur un transatlantique, le visage au soleil,·des lunettes noires dissimulant ses yeux. Le baron se tient derrière Malwina.
Un silence prolongé que troublent cependant des chants d’oiseaux, des grillons.
MALWINA
( elle soupire:)
Diable, qu’il fait chaud aujourd’hui
ERIKA
Hmm …
( nouveau silence, nouveau soupir de Malwina, Erika se redresse pour contempler sa mère)
MALWINA
Quand donc ces mouches cesseront-elles de m’agacer ?
ERIKA
Tu as le visage tout moite.
MALWINA
( sans tourner la tête:)
Tu crois que ces sales bestioles aiment ça ?
ERIKA
( se recouchant:)
Mais non, Ma.
( nouveau silence, Malwina s’essuye délicatement le visage à l’aide d’un mouchoir)
MALWINA
Ah, le bon soleil… ( un temps)
J’espère que tu en profites ?
ERIKA
Oui.
MALWINA
Commence donc par retrousser tes manches, hein. J’espère que tu as les jambes nues ?
ERIKA
Oui.
MALWINA
( imitant le ton désabusé de sa fille 🙂
Oui… ( un temps)
Cet homme a beau être un esthète, il n’en apprécie pas moins ce qui fleure bon la santé. Un peu d’exubérance, ma fille, un zeste de gaieté par-ci, par-là.
Tu ne saurais croire combien cela compte dans les sentiments d’un homme mûr, la gaieté d’une jeune personne …
( elle rit)
ERIK
Je suis gaie à mes heures.
MALWINA
Veille au moins à ce que ce ne soit pas à contretemps.
( une pause )
Est-ce que ça va, Putzi ?
( le baron répond par une légère pression de la main sur l’épaule de Malivina, laquelle à son tour lui touche la main mais d’une pression encore plus légère )
Putzi va bien.
Qu’est-ce que tu vois ?
( sourire du baron, Malwina tourne la tête )
Ne me dis pas que sa villa est jolie ou confortable car cela je le sais.
( elle braque une paire de jumelles vers un point imaginaire )
ERIKA
Et s’il se doutait de quelque chose ?
MALWINA
Il ne fera rien pour douter : sa conscience le lui interdit.
ERIKA
Pourtant la voiture dans laquelle il s’exhibe …
MALWINA
Danthès n’est qu’un fétichiste, tiens-toi le pour dit. Son Hispano 1927 c’es le carrosse de ses amours.
ERIKA
De vos amours, Ma…
MALWINA
( très vite : )
What do you insinuate, my dear ?
ERIKA
( sèchement 🙂
Das ist keine Antwor
LE BARON
Mensch ! Erika …
MALWINA
Quatsch nicht, Putzi !
ERIKA
La même voiture, Ma, et en ces lieux où toi et lui vous avez…
MALWINA
Rien n’est sacré, ma jolie. La preuve c’est que personne n’aime vivre et peut-être encore moins se souvenir de ce qu’il a vécu à ses dépens.
Danthès ne vit et ne se souvient qu’à mes dépens, hein.
ERIKA
Après tant d’années il t’est facile de penser à sa place.
MALWINA
He will look for his pleasure where he got it, that’s the truth.
ERIKA
Tu y as trouvé ton plaisir, et c’est de ton plaisir que tu te souviens
( elle ôte ses lunettes noires d’un geste nerveux)
LE BARON
Right, but…
MALWINA
Putzi, shut up !
(puis très vite 🙂
Tu tomberas sans te faire de mal. Que cela reste charmant. Tu chuteras avec grâce.
ERIKA
Je ne tomberai pas : je feindrai.
MALWINA
La bicyclette ?
ERIKA
Je n’ai rien oublié.
MALWINA
Au fond, je préfère la simulation
ERIKA
A cause de la robe, je parie.
MALWINA
( souriante 🙂
Ja, mein Schatz.
ERIKA
Tu devais être adorable dans tout ce blanc.
( elle quitte la position allongée, s’assied sur le bord du transatlantique, fixant Malwina ;
MALWINA
Tu le seras davantage.
ERIKA
Et s’il ne s’arrêtait pas ?
MALWINA
( vulgaire et en riant:)
N’a jamais eu les yeux en poche, ce type.
ERIKA
( avec une réprobation amusée:)
Ma…
MALWINA
Tu penses si je le connais un peu… J’ai la pratique de ces grands bourgeois Leur âme porte monocle mais leur ventre, Erika, leur ventre qui les fait se mouvoir sans ciller des yeux pour autant, c’est lui qui nous les rend supportables.
LE BARON
Jawohl, ganz recht.
ERIKA
Schweig !
MALWINA
Méfie-toi de Mozart, c’est un maniaque de Mozart, oui, beaucoup moins de Beethoven, trop violent parfois, du moins à son gré. Il préfère le catimini, les pointes qui donnent du vague à l’âme.
ERIKA
( vulgaire de la même façon que Malwina précédemment:)
Vous chantiez en duo, hein ?
MALWINA
Certo… mais on s’accompagnait au clavecin.
LE BARON
Lovely.
ERIKA
( toujours vulgaire:)
Yeah !
( Malwina s’est mise à chantonner, et tout soudain — quoique d’une manière imperceptible — le climat sonore de l’espace vert se déglingue, on perçoit des réminiscences des climats sonores de la portion d’autoroute, du salon XVIII• siècle et de la suiface de jeu ; nous précisons d’une manière imperceptible car ces réminiscences resteront lointaines, “nostalgiques”, et cesseront tout aussitôt que Malivina recommencera à parler)
MALWINA
(riant:)
Ça chatouille même si ma voix n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut ..
( elle recommence à chantonner avec le même résultat)
ERIKA
C’est très beau.
MALWINA
Excitant, ma fille.
( elle recommence à chantonner avec le même résultat )
LE BARON
Beautiful.
MALWINA
Même qu’aujourd’hui c’est rauque …
( elle tente de monter de plusieurs octaves, mais échoue avec le même résultat )
LE BARON
What a pity, my dear.
MALWINA
Ach, halt dein Maul !
ERIKA
Tu manques d’exercice
MALWJNA
De poumons, cara mia… ( un temps )
Jamais plus Mozart ne me fera encore le même effet, jamais plus depuis ce…
( elle se tâte la poitrine )
ERIKA
Le corset te comprime, n’est-ce pas ?
MALWINA
Si d’aventure il te proposait un quatre mains avec Mozart au programme saute sur l’occasion.
ERIKA
Je chanterai aussi.
MALWINA
Oui, mais seulement s’il te le demande.
( elle rit en se comprimant la poitrine, elle rit de plus en plus fort, son rire est entrecoupé de spasmes )
LE BARON
Ach ! die Schmerzen wieder.
ERIKA
Continue comme ça et tu vas t’étouffer.
( elle se lève, s’approche tout près de Malwina )
MALWINA
C’est sa tête qu’il pressait contre mes seins qui m’empêchait de respirer …
( elle rit encore, reprend son souffle pour parler:)
Chaque fois que mon chant s’élevait mon diplomate exultait, son visage sévère en devenait radieux.
ERIKA
Tu chantais souvent ?
MALWINA
( éclatant de rire:)
Lieber Gott !
LE BARON
What’s the matter, my dear ?
ERIKA
Ma … Ma !
MALWINA
Écoute-la, Putzi, écoute-la donc ! Pourquoi Mozart a‑t-il écrit sa musique ?
LE BARON
Pour qui Mozart a‑t-il écrit sa musique ?
MALWINA
Quand si peu de gens possèdent les moyens de s’extirper de leur médiocre personne, qu’il leur faut des notes suaves pour prendre quelque hauteur, notre fille, Putz zu Stern, en est toujours à se demander pour qui Mozart a écrit sa musique.
LE BARON
Für wen hat Mozart seine Musik geschrieben ?
ERIK
( la voix désinvolte 🙂
Tu tiens vraiment à ce que je porte la même robe ?
MALWINA
( du même ton que si elle parlait affaire 🙂
Sans la robe blanche de la diva ce serait une mascarad
LE BARON
Si. Si.
ERIKA
Un jour tu dis qu’il voit, un autre jour tu dis qu’il est aveugle, et un troisième qu’il nous survivra tous car il joue la comédie.
LE BARON
( à l’oreille de Malwina 🙂
L’ordre …
MALWINA
Schweig. ( un temps )
Sans la robe l’idée de la bicyclette serait d’un vulgaire achevé.
Danthès ne mollit jamais si bien que lorsqu’un contraste le touche dan sa sensibilité d’artiste.
LE BARON
( même attitude 🙂
L’ordine … ( en italien )
MALWINA
Oh, thank you, Putzi.
( à Erika:)
Il veut dire un certain ordre mais sans apprêt, l’harmonie du chiffon, la poésie des bouleversements légers.
Surtout pas de cambouis sur les jambes, hein. De la chair nue, certes, mais tout juste ce qu’il faut.
ERIKA
( elle remet ses lunettes noires)
Oui.
LE BARON
( à l’oreille de Malwina 🙂
Das Gesicht …
MALW1NA
Ja … Natürlich … Point trop luisant le visage, un peu de rouge … l’émotion et très vite, très vite un sourire.
LE BARON
( à l’oreille de Malwina 🙂
Schnell …
MALW1NA
Quickly, but innocent… Erika… vieni qui.
( la jeune fille obéit)
Surtout n’oublie pas ce dernier conseil… Mais est-ce que tu m’écoutes ?
( elle enlève les lunettes noires d’Erika d’un geste nerveux:)
La complicité jamais. Ne cède pas là-dessus. Il tentera sa chance. Tiens bon.
C’est la familiarité qui tue une passion. Et les sentiments de Danthès sont si fragiles.
ERIKA
( la voix inexpressive:)
Oui, Ma.
Scène 2
( Danthès et Erika)
Le climat sonore de l’espace vert va en diminuant et se mélange bientôt avec celui de la portion d’autoroute. Erika est tombée de bicyclette et est étendue sur l’asphalte. Danthès un genou à terre est penché sur le corps inanimé de la jeune fille. Vrombissement des moteurs de voitures, qui s’approchent ou s’éloignent. Très assourdis : la chanson de marche « Erika » et les pas cadencés de soldats.
DANTHÈS
Mademoiselle ! … mademoiselle !
( il effleure le visage d’Erika)
( la jeune fille ouvre les yeux, sourit:)
Mademoiselle … Rassurez-moi, n’est-ce pas que vous n’avez rien ?
ERIKA
( elle se redresse avec un mouvement gracieux:)
Soyez donc rassuré. ( un temps)
J’ai tout bêtement perdu l’équilibre. ( un temps)
Oh ! ma robe… comme ce serait dommage si ma robe..
DANTHÈS
Ravissante votre robe. Vous ressemblez à une étoile. Quelle chance est la mienne de vous trouver ici. Tant pis si on vous réclame là-haut, je vous a découverte le premier et je vous garde.
( Erika éclate de rire, d’abord cristallin son rire finit par ressembler à celui de sa mère, étouffé, presque rauque )
Scène 3
(Jarde et Danthès)
Dans le salon XVIIIe siècle, Danthès est debout derrière son bureau, il remue quelques papiers. Jarde est confortablement engoncé dans un fauteuil pivotant. Le climat sonore de l’autoroute aura été en diminuant Jarde fait pivoter le fauteuil. Le bruit de son pied sur le parquet lisse.
DANTHÈS
( avec une pointe d’agacement dans la voix 🙂
Mon fauteuil vous amuse, hein ?
JARDE
( il ralentit la rotation du pied, renifle l’air à plusieurs reprises, et tout en cxtrqyant une petite bouteille de sa poche 🙂
Faut-il vous dire que l’insomnie intervient pour beaucoup dans ces obsessions qui vous inquiètent ?
DANTHÈS
Mais est-ce vrai que j’inquiète ?
JARDE
( tout en reniflant 🙂
J’ai dit que l’inquiétude était en vous-même
DANTHÈS
Des gens m’inventent. Je deviens un matériau entre leurs mains. Un double dont l’existence m’échappe …
(Jarde a manqué éternuer)
JARDE
C’est bien ce qui me gêne.
DANTHÈS
( il commence à arpenter le salon 🙂
J’ai la sensation d’être gommé …
( un court silence que Jarde met à profit pour se mettre des gouttes dans le nez )
JARDE
Peut-être avez-vous peur que ce double ne vous soit aussi étranger que vous le voulez croire.
DANTHÈS
Ai-je dit que je le croyais, docteur Jarde ?
JARDE
( reniflant encore mais plus à l’aise )
Mais ce double qui fiche le camp si loin de vous, ce n’est ..
DANTHÈS
Qu’il s’en aille où bon lui semble !
JARDE
Facile, Danthès, si facile… ( un temps )
Vous embellissez votre anxiété, cher ami.
DANTHÈS
( derrière son bureau les mains appuyées sur le bois ; le corps penché en avant:)
J’ai dit qu’on me manipulait de l’extérieur, que c’est moi qu’on manipulait. Il m’arrive de plus en plus souvent de ressentir une sorte d’effacement, de perte d’identité.
(Jarde ouvre la bouche pour répondre, mais Danthès se redresse et recommence à arpenter le salon 🙂
Je ne souffre pas de surmenage. J’ai beaucoup de loisirs, Jarde.
JARDE
Pourquoi me coupez-vous tout le temps la parole ?
DANTHÈS
Sans doute parce que dans votre art tout est banal : il vous faut un double, une névrose réductible comme une fracture, des rêves qui ne soient le produit que d’un surmenage professionnel. ( un temps )
J’ai le sentiment d’être l’hallucination de quelqu’un d’autre, le sentiment d’être inventé, imaginé par un tout autre personnage que moi-même.
JARDE
Vous tenez donc absolument à ce que ce soit quelqu’un. d’autre. Curieux que vous abdiquiez aussi aisément ce pouvoir que nous avons tous de nous inventer
DANTHÈS
Ah ! Je pensais bien vous décevoir.
JARDE
Vous tirez les ficelles, mon cher ambassadeur, et si ce n’était leur nombre qui vous embarrassait, vous n’auriez jamais songé à faire appel à moi.
DANTHÈS
(penché sur Jarde 🙂
Des ficelles, oui, des tares secrètes… profondément enfouies, intimes, très personnelles, oui, très personnelles, sinon le diagnostic risquerait d’en pâtir.
JARDE
Si ce baron vous invente …
DANTHÈS
Vous aimeriez me prouver que j’invente le baron, Jarde.
JARDE
Jarde, docteur Jarde, monsieur l’ambassadeur
( il réprime un éternuement)
Ne m’inventez pas, je vous en prie.
( il se lève, s’éloigne de quelques pas)
DANTHÈS
Quel âge avez-vous ?
(Jarde a un haussement d’épaules 🙂
JARDE
Pour quelle raison Putz zu Stern vous inventerait-il ?
DANTHÈS
Ce n’est pas tant le baron que la jeune fille qui vous intéresse. Vous lui êtes d’un excellent conseil, j’imagine.
JARDE
En effet, ni le baron ni la mère d’Erika n’ont eu recours à mes services.
DANTHÈS
En quoi donc son cas serait-il plus passionnant que le mien ?
JARDE
Vous n’êtes pas mon cas, je doute même que vous en soyez un. Il y a des maladies qui n’en finissent pas d’éclore. Certes sommes-nous tous des malades en puissance, mais vous parlez de vos maladies avec délectation. En cela vous espérez sans doute apparaître comme un cas exceptionnel.
DANTHÈS
Vous n’êtes pas objectif, et c’est dommage.
JARDE
Je suis médecin.
DANTHÈS
Voyons, il vous arrive bien de temps à autre d’avoir des faiblesses pour un malade … beaucoup plus que pour sa maladie. C’est humain.
JARDE
Avouez que c’est uniquement de cette jeune fille que vous vouliez m’entretenir.
DANTHÈS
Vous seriez plus objectif si elle ne faisait partie de votre pratique.
JARDE
Aussi, me bornerai-je à dire qu’il est préférable que vous la laissiez tranquille.
DANTHÈS
C’est donc qu’à vos yeux je suis malade, docteur Jarde.
JARDE
( il renifle, se frotte le nez avec insistance )
Ce n’est pas tant du baron que vous avez peur, mais de la mère d’Erika.
DANTHÈS
( tout près de lui 🙂
Suis-je malade ?
JARDE
(excédé:)
Malade ?… Pourquoi pas •? Mais surtout très satisfait de vous-même.
DANTHÈS
Asseyez-vous …
( il résiste un peu, mais Danthès l’entraine )
Il ne sert à rien d’élever la voix ici. Ces salons ont une acoustique merveilleuse. Asseyez-vous, Jarde.
( ce dernier se libère doucement de l’étreinte de Danthès )
Vous devez penser que je me soustrais à cette vague de matérialisme qui menace de tout emporter depuis la fin de notre guerre. ( un temps )
Mais quel âge avez-vous donc ?
JARDE
Je suis peut-être trop jeune pour avoir passé par Dachau, Excellence.
JARDE
Ni juif, ni ex-résistant, ni ex-déporté.
DANTHÈS
En tant que juif, vous auriez vécu avec beaucoup plus d’intensité. Un juif développe une énergie considérable car il a toujours à lutter.
JARDE
N’étant pas juif, c’est sans espoir.
DANTHÈS
( citant de mémoire et d’une voix ironique:)
Donc, je suis un malheureux, et ce n’est ni ma faute ni celle de la vie.
( il répète en italien la dernière partie de la phrase:) E non è ne mia colpa ne quella della vita.
JARDE
On dirait que vous regrettez de n’être pas né Juif.
( court silence)
( il rit doucement 🙂
Votre baron est tombé à l’intérieur de lui-même, il est détruit par l’alcool. C’est un individu parfaitement inexistant.
DANTHÈS
Je reconnais à votre ton que cette jeune personne vous aura dit que sa mère et moi avions un passé commun ?
(Jarde se rassied) ( avec hésitation 🙂
Malwina von Leyden…
JARDE
( en faisant pivoter son fauteuil:)
Oui, l’amie de Casanova, la confidente du comte de Saint-Germain, la complice de Cagliostro dans !‘Affaire du collier de la Reine … (puis riant:)
Ma…
( il rit plus fort, se soulève à moitié de son fauteuil, comme s’il voulait glisser une confidence à l’oreille de Danthès, ce dernier se penche:)
Ma n’a qu’une ennemie mortelle …
DANTHÈS
( riant de même, le visage tout près de celui de Jarde 🙂
Oui, Ma n’a qu’une ennemie mortelle …
JARDE
… la réalité.
DANTHÈS
… la réalité.
( il rit toujours )
JARDE
( le visage et la voix soudain transformés:)
Tu vois les situations sous leur aspect théorique, Danthès, et guère sous celui de la souffrance
( il tire l’oreille de Danthès avec une cruauté apparemment démente )
DANTHÈS
( étouffant un cri de souffrance 🙂
Ma… Ma le sait-elle, Jarde ? Le savez-vous ce que Ma…
JARDE
( il repousse Danthès avec une violence singulière, et reprenant son apparence normale:)
Les hommes sont terrifiés par le pouvoir de procréation des femmes.
DANTHÈS
( il frotte machinalement son oreille meurtrie, et d’une voix plaintive 🙂
Malwina von Ltyden a tenu le plus grand bordel d’Europe à la fin de la guerre.
JARDE
( souriant, les mains jointes sous le menton :.)
Les femmes sont beaucoup plus libres que nous le sommes d’exprimer leur envie des accessoires mâles et des rôles masculins.
DANTHÈS
( toujours d’une voix plaintive:)
Une maquerelle qui débute à la cour des Médicis, qui se fait passer pour une juive de Rostock en 1940 afin de se gagner les faveurs du prince von Kreutzen et vivre à ses crochets dans son château à Sigmaringen.
JARDE
( avec un sifflement admiratif:)
Eine aussergewôhnliche Frau …
Vous êtes un homme d’une immense culture, mais face à toutes ces femmes qui sont plus libres que nous … et qui vous terrifient par leur pouvoir de procréation … n’est-ce pas ? Mais n’ayez aucune inquiétude, le problème se pose tôt ou tard à chacun de nous … Que de temps perdu néanmoins au nom de la culture quand la vie consiste à se constituer une maison en s’attachant à une femelle, n’est-ce pas ?
( il renifle l’air, se frotte le nez délicatement)
DANTHÈS
( avec une curiosité quasi enfantine 🙂
Vous l’avez tâté son corset orthopédique ?
JARDE
L’étourdissante Malwina que vous avez connue et aimée vit dans un fauteuil <l’infirme depuis vingt ans.
DANTHÈS
( très posément:)
Ainsi, cette jeune personne vous aura dit que sa mère et moi avions un passé commun.
(Jarde se lève, il glisse son bras sous celui de Danthès, ils marchent tous les deux, avancent de front très lentement puis d’un ton enjoué:)
JARDE
Cette excentrique … cette pauvre femme … cette … oh, comment exprime-t-on ces choses …
DANTHÈS
Bah … une courtisane qui rivaliserait en beauté et effronterie avec la superbe Imperia soi-même …
JARDE
( avec un rire grivois 🙂
L’auriez-vous aimée chaste, Danthès ?
( ils avancent tous les deux de front, mais leur progression se fait au ralenti — comme celui qu’on utilise au cinéma )
DANTHÈS
Elle m’aimait sans …
( il hésite)
JARDE
Sans ?… ( il rit) sans que vous ayez jamais l’impression de prendre l’initiative, n’est-ce pas ? C’est elle qui vous procurait du plaisir. C’est de votre terreur qu’est née la putain.
DANTHÈS
Elle m’aimait…
(Jarde renifle:)
JARDE
Procurer du plaisir est en soi une œuvre méritoire. Aujourd’hui vous avez l’impression que cette malheureuse infirme vous persécute. Curieux que vous pensiez toujours que les femmes vous trouvent irrésistible …
( la musique de Mozart déferle soudain allègre, joyeuse )
Mozart … Oumm … j’aime …
Scène 4
( Danthès et Erika )
Sans transition le pas résolu mais léger d’Erika dans le même salon XVIIIe siècle. Danthès se lève pour aller à sa rencontre, l’invite à s’asseoir. Elle prend place dans le fauteuil pivotant. Danthès retourne s’installer derrière son bureau. Un silence. Il semble embarrassé, remue quelques papiers pour se donner contenance.
DANTHÈS
Vous… ( un temps ) vous ressemblez étonnamment à votre mère, mademoiselle.
ERIKA
Je suis heureuse de savoir que vous vous souvenez enfin de ma mère, monsieur l’ambassadeur … Votre première lettre…
( nouveau silence, Danthès recommence à remuer quelques papiers )
DANTHÈS
J’ai beaucoup vécu, depuis, et, vous savez, ma mémoire … ( il a un geste vague )
ERIKA
Bravo. Voilà qui est vraiment facile et qui remet ma mère à sa place.
DANTHÈS
Je me souviens parfaitement d’elle.
ERIKA
Monsieur l’ambassadeur …
DANTHÈS
Allons, laissez cela. ( un temps )
Comment va-t-elle ?
ERIKA
Voilà une question qui a mis près d’un quart de siècle à faire son chemin.
( Danthès est debout derrière son bureau, il la regarde amicalement )
DANTHÈS
C’est fou, complètement fou. Votre dernière lettre m’a convaincu, parce qu’une telle absence de tout rapport avec la vérité ne pouvait provenir que d’une blessure vraie, authentique.
ERIKA
Vous êtes vraiment passé maître dans l’art de vivre avec vous-même, monsieur… Ça doit être difficile.
DANTHÈS
Vous lui ressemblez étonnamment…
ERIKA
Voyez-vous, monsieur, ce qui m’intéresse, c’est … Comment fait-on ça ? Comment fait-on pour avoir en soi de telles ressources d’inhumanité ?
Je suis venue vous voir parce qu’il y a des années que j’entends parler de vous, et que cela devenait intolérable … Je vous imaginais trop, vous preniez trop de place dans ma vie, par votre absence …
DANTHÈS
von Leyden.. Malwina von Leyden …
( d’une voix automatique:)
N’est-ce pas le nom d’une célèbre sorcière brûlée à Gottingen au XVIe siècle ?
ERIKA
( d’une voix tremblante, presque inaudible 🙂
Salaud …
DANTHÈS
( se méprenant, très bas:)
Vous pleurez ?
ERIKA
Je vous demande pardon, je ne…
( pendant les trois dernières répliques, la surface de jeu contiguë au salon XVIIIe siècle a été envahie par des personnages ‑figurines, hommes et femmes en habit de cour du XVIIIe siècle ; une moitié des figurines est vêtue de blanc, l’autre moitié de noir ; elles sont à peu près au nombre de vingt, également partagées entre les deux camps ; les personnages-figurines représentent donc les pièces du jeu d’échecs : pions, tours, rois, dames, cavaliers, fous ont investi la surface de jeu dans un piétinement gracieux au rythme d’une musique allègre de Mozart )
DANTHÈS
Il n’y a hélas ni diable ni sorcière pour acheter notre âme… Une succession d’escrocs, d’imposteurs, de tricheurs et de petits margoulins qui promettent toujours mais ne livrent jamais.
ERIKA
Vous étiez amoureux de ma mère.
DANTHÈS
Au pire, le fascisme ou le stalinisme, avec leurs offres de bonheurs inouïs, en échange de votre âme…
ERIKA
Vous étiez son amant.
LES FIGURINES
( en se dandinant sur la musique de Mozart )
Au mieux la culture, l’art …
DANTHÈS
( élevant la voix comme s’il voulait couvrir le chœur des figurines 🙂
Au mieux la culture, l’art …
ERIKA
Vous deviez l’épouser, l’emmener avec vous en poste à l’étranger ..
LES FIGURINES
( comme précédemment:)
Il n’y a pas d’acheteurs pour notre pauvre petite camelote …
DANTHÈS
( comme précédemment 🙂
Il n’y a pas d’acheteurs pour notre pauvre petite camelote.
ERIKA
( mordant à la fois sur les figurines et sur la « répétition » de Danthès )
… et, au lendemain de l’accident dont vous étiez responsable et qui l’a rendue paralysée, vous l’avez abandonnée, vous vous êtes enfui avec horreur, et…
( elle s’est dressée manifestfment furieuse) ( en même temps, dans l’espace vert:)
MALWINA
Joue, joue Putzi !
( le baron s’est glissé derrière les figurines blanches ; martellement de talons, bruit de claquettes, blancs et noirs ont gagné leurs positions respectives )
DANTHÈS
(fasciné par le baron et tournant le dos à Erika à laquelle il continue néanmoins de s’adresser 🙂
Votre mère a accompli sur mon dos une œuvre d’imagination qui mérite le plus grand respect. C’est pourquoi je vous ai invitée à venir me voir.
Ce n’est pas une simple curiosité … Mais c’est quand même assez bouleversant non ? que depuis plus de vingt ans une femme vous invente avec tant de haine, au nom d’un très grand amour qu’elle n’a jamais vécu et d’une vilenie qui ne fut jamais commise …
( les figurines continuent à se dandiner sur la musique de Mozart)
ERIKA
Vous étiez son amant !
DANTHÈS
( toujours observant le baron faufilé entre les figurines blanches et qui pousse un cavalier)
( dans une sorte d’affolement:)
Est-ce qu’elle a vu un psychiatre ?
( Erika surprise se laisse retomber dans le fauteuil, éclate de rire, un rire cristallin, qui tient de l’enfance, et, à certains moments, semble accompagner la musique de Mozart )
LE BARON
( dans le même temps presqu’en catimini, d’une voix basse:)
Cgl-f3.
( on distingue mieux à présent Malwina assise dans son fauteuil d’infirme, au centre de l’espace vert plongé dans la pénombre )
DANTHÈS
( le regard fixé sur la surface de jeu )
J’ai rencontré votre mère. ( un temps )
Je l’ai vue souvent, mais je i’ai très peu connue.
( le rire d’Erika un instant suspendu recommence plus musical que jamais )
Oui, nous avions eu une… passade. Un soir, alors que nous étions à une réception à Versailles, elle m’avait proposé de me ramener à Paris dans sa voiture. En ce qui concerne mes responsabilités … banales, (…)
( en même temps 🙂
MALWINA
( avec un rire rauque et assourdi:)
C’est la première fois au cours de ta carrière, Putzi, que tu t’engages dans un gambit de la Dame.
DANTHÈS
(…) Je vous dirai ceci : c’est elle qui conduisait …
(puis la voix altérée et quittant des yeux la suiface de jeu 🙂
Est-ce qu’elle a vu un psychiatre ?
ERIKA
( d’une voix soudain méconnaissable, chaude, envoûtante, caressante comme celle d’une hôtesse à la réception d’un aérodrome international:)
La plupart des hommes très virils répugnent, non seulement aux suppositoires, mais jusqu’à la prise de leur température anale lorsqu’ils ont la fièvre.
DANTHÈS
(fixant de nouveau la suiface de jeu, et tout en s’adressant à Erika 🙂
… C’était l’auto de votre mère et c’est elle qui tenait le volant, lorsque ce maudit camion apparut soudain de nulle part … Je fus à peine blessé, votre mère eut la colonne vertébrale brisée.
ERIKA
( avec la même voix que précédemment, mais en accentuant encore si possible le côté “charme-publicitaire “, et avec une intensité dans le regard comme si Danthès était toujours en face d’elle 🙂
Il faut au contraire, pour qu’une femme — chez qui tout est plus petit ‑possède pleinement son corps qu’elle surpasse l’angoisse vitale éveillée par la peur de la pénétration.
( Danthès s’est faufilé entre les figurines noires et pousse la Dame)
DANTHÈS
d7-d5.
MALWINA
(presqu’en même temps en battant des mains, avec un rire rauque et bref:)
Ce sera le gambit, Putzi…
DANTHÈS
J’ai été stupéfait par vos lettres.
( il a manqué trébucher entre les figurines, qui continuent à se dandiner sur la musique de Mozart)
Je ne comprenais pas pour quelle raison votre mère avait éprouvé le besoin d’inventer cette histoire.
ERIKA
( même attitude et même voix que précédemment 🙂
Je sais qu’on a prétendu que l’influence perturbatrice de la civilisation en Europe tendrait à efféminer les hommes comme à masculiniser les femmes.
DANTHÈS
( toujours empêtré dans la suiface de jeu:)
Je crains que mon métier un peu … conventionnel, un peu déshumanisé et où l’on calcule beaucoup, ne m’ait touché de cette sécheresse de notaire qui demande toujours des comptes précis …
ERIKA
( d’une voix redevenue normale:)
D’après vous, seules les femmes sauvages devraient être normales ?
DANTHÈS
Oui, j’ai cherché la raison … Je vous avoue franchement que j’ai fait faire une enquête sur votre mère.
ERIKA
C’est une utopie ressuscitée en ce siècle par les communistes dans leurs attaques contre la société cause de tous les maux.
( le baron a regagné sa place derrière le fauteuil de Malwina dans l’espace — plongé dans la pénombre)
LES FIGURINES
( en se dandinant sur la musique de Mozart 🙂
On a repéré bien des cas de perturbation chez les femmes primitives.
DANTHÈS
( ressorti de la surface de jeu 🙂
Depuis l’accident, elle a eu de graves troubles psychiques … Des troubles récurrents …
ERIKA
( haussant la voix pour dominer le chœur des figurines 🙂
On a repéré bien des cas de perturbation chez les femmes primitives.
DANTHÈS
( revenu près d’Erika, d’une voix passionnée, protestant de sa bonne foi:) Elle cherchait un responsable, car le Destin, n’est-ce pas, est un peu inaccessible, lorsqu’il s’agit de régler des comptes.
ERIKA
( avec un mépris à peine voilé:)
Ces femmes-là doivent alors perdre toute possibilité de satisfaction, monsieur l’ambassadeur ?
DANTHÈS
( sur le ton de la plaisanterie:)
J’étais évidemment tout désigné pour jouer ce rôle.
LES FIGURINES
( en se dandinant sur la musique de Mozart)
Partout l’on rencontre certaines femmes totalement frigides, mais les cas de frigidité totale sont susceptibles d’être modifiés par les influences de la vie.
ERIKA
( de la voix chaude et caressante d’une hôtesse à la réception d’un aérodrome international:)
Partout l’on rencontre certaines femmes totalement frigides, mais…
( la voix du baron éclate soudain éclipsant celle d’Erika ; la phrase meurt dans une sorte de râle en même temps que son visage change d’expression, redevenant celui de la jeune fille réservée et émue du début de la scène)
LE BARON
d2-d4 !
( en marchant vers la surface de jeu, tandis que Malwina bat brièvement des mains) (piétinements, excitation des figurines, et le baron dans la surface de jeu accompagnant une de ses pièces jusqu’à sa nouvelle position )
DANTHÈS
(fasciné par le baron et d’une voix d’automate 🙂
J’étais là au moment de l’accident, je fus donc, sans qu’elle le sût son chant de cygne …
( Erika éclate de son rire cristallin interminable qui accompagne, dirait-on, la musique de Mozart )
ERIKA
( Danthès s’étant précipité dans la surface de jeu, d’une voix normale comme s’il était encore en face d’elle:)
Vous êtes un personnage conventionnel, creux, faux, produit d’une vie de cocktails mondains, (… )
DANTHÈS
Cg8-f6 !
(piétinements, excitation des figurines, etc.)
ERIKA
( dans le même temps 🙂
(… ) ronds de jambe. Depuis mon enfance, ma mère ne cessait pas de me peindre un portrait admirable, bien qu’en noir, d’un homme dont la culture le charme, (… )
LE BARON
( toujours dans la surface de jeu 🙂
Cbl-c3 !
MALWINA
(très bas:)
Wunderbar …
(piétinements, excitation des figurines, etc.)
ERIKA
(… ) l’intelligence, le pouvoir de séduction n’avaient d’égal que sa duret implacable. (… )
DANTHÈS
( toujours dans la surface de jeu:)
Ff8-é7 !
(piétinements, excitation des figurines, etc.) ( rire assourdi de Malwina)
LE BARON
Fol-gS !
(piétinements, excitation des figurines, etc.)
MALWINA
Es kommt ! es kommt, Putzi !
ERIKA
(…) Excusez-moi, monsieur l’ambassadeur. Je n’ai plus rien à faire ici, puisque, en somme, vous n’avez jamais existé.
DANTHÈS
( il bat précipitamment en retraite:)
Roque ! roque ! roque !
( déplacement affolé d’une tour noire, du Roi noir, la musique de Mozart accélérée) ( Danthès revenu près d’Erika, la voix calme, souriant, chaleureux 🙂
Ah non, c’est un peu trop facile.
( il lui prend la main 🙂
Après tout, je suis une très grande œuvre d’imagination, élaborée par votre mère…
Scène 5
( Danthès, Erika, Julio Amadeo Nitrati, le Roi blanc)
Un bal masqué qui se déroule dans la surface de jeu et au-delà.
Les figurines du jeu d’échecs sont formées en couple ou participent à des farandoles. Ambiance d’un carnaval vénitien à l’époque des Doges
(des masques). Des extraits de la « Flûte enchantée ». Erika et Danthès sont déguisés en personnages de la Renaissance. Ils dansent. Rire cristallin d’Erika
ERIKA
I have an affair avec le bonheur …
DANTHÈS
Ein Augenblick … Le bonheur est passé maître dans l’art de passer.
ERIKA
Je sais, je sais.
DANTHÈS
Quelques pas de deux, frisson d’eau, petites musiques de sources, un vol de coccinelles.
ERIKA
Un baiser, une main serrée, un soupir …
DANTHÈS
et tout le reste est une vague histoire de millénaires.
ERIKA
Vous êtes un compagnon parfait puisque vous me parlez comme un homme sans avenir.
DANTHÈS
Deutsch sprechen, bitte…
ERIKA
Aber warum denn, Excellenz ?
DANTHÈS
Parler d’amour en allemand, c’est comme si l’on contraignait toute l’Allemagne à ne penser qu’à l’amour.
ERIKA
Inviter Nietzsche, Schopenhauer, Kant, Hegel à un déjeuner sur l’herbe …
DANTHÈS
Ja, aber vergessen wir nicht Hitler, Bismarck, Wagner und Eichmann …
ERIKA
Ils refuseraient de venir, monsieur l’ambassadeur.
DANTHÈS
Ils viendraient, Erika, à condition que ce fût vous qui le leur demandiez. Ces gens ont raté leurs entreprises les plus sérieuses par manque de légèreté, car l’Allemagne manque de féminité.
ERIKA
Pure calomnie, je vous assure. ( un temps )
Je découvre maintenant que tu ne ressembles ni à rien ni à personne. Ich liebe dich…
( le Roi blanc vient interrompre leur aparté, arrachant presque Erika des bras de Danthès ; il s’incline comiquement, lui baise la main puis avec un clin d’œil à Danthès 🙂
LE Roi BLANC
N’est-ce pas que la culture occidentale exige beaucoup d’argent ?
(puis à Erika 🙂
Vous appréciez les couplets philosophiques de cet insupportable réactionnaire ?
( Nitrati, le Fou noir, qui a entendu se joint au groupe formé par Danthès, Erika et le Roi blanc)
ERIKA
C’est un réactionnaire de charme.
LEROl BLANC
Un réactionnaire compliqué … à deux visages, hein Danthès ?
( il le prend familièrement par le bras, agit de même avec Erika, et à eux trois, accompagnés du Fou noir, ils progressent de front tout en discutant avec animation )
ERIKA
(riant:)
J’en suis toujours à me demander s’il parle avec nostalgie de l’époque d’avant la lutte des classes, ou avec le regret de ne pas l’avoir connue.
LE ROI BLANC
Voyons, mademoiselle, cet homme n’entend la lutte des classes qu’au travers de la culture.
DANTHÈS
Vous le savez aussi bien que moi, honorable confrère, l’Europe ne pourra coexister avec la souffrance d’un milliard d’êtres humains pour lesquels le mot même de « culture » est une insulte et une provocation.
ERIKA
( moitié pouffant, moitié attendrie:)
C’est un adorable cosmopolite.
LE ROI BLANC
Il est indigné par le fascisme, indigné par le communisme petit-marxiste, indigné par la soupe bourgeoise, indigné par le capitalisme américain annonciateur d’apocalypse.
ERIKA
Moi aussi, je suis une Européenne passionnée que l’idée de l’Europe devenue celle des marchands, a rendue amère.
LE ROI BLANC
Toujours ce même souci d’atténuer l’excessif par le sens de la mesure.
ERIKA
Que faites-vous de la distinction de l’esprit …
LE ROI BLANC
… de la noblesse du comportement, de l’esthétique en tant que morale …
Mais vous l’avez stylée, Danthès. ( un temps )
( il abandonne le bras de Danthès, ils évoluent à nouveau normalement)
Je vous enlève à cet aristocrate du cœur, mademoiselle von Leyden. C’est comme si je vous offrais un répit.
( à Danthès 🙂
Adieu, dernier soupir de l’Europe …
( rires d’Erika, du Roi blanc et du Fou noir)
( le Roi blanc entraîne Erika dans la farandole) ( le Fou noir et Danthès restent seuls en présence)
LE FOU NOIR
Décadence, hein ? J’en suis bien d’accord avec vous. Tous ces types s’amusent comme ils le peuvent. Des fonctionnaires endimanchés qui ne fréquentent que les meilleurs hôtels, évitent les endroits envahis par les foules, mais qui n’en sont pas moins payés au mois avec le pognon de tout un chacun.
DANTHÈS
( avec froideur:)
Décadence … C’est fini, tout simplement.
LE Fou Noir
Oui, c’est fini : place nette à l’Europe, une Europe qui sera ce qu’en auront fait une poignée de carriéristes. A dire vrai j’ai beaucoup apprécié le mot de votre ami tout à l’heure.
DANTHÈS
Lequel ?
LE FOU NOIR
( avec un petit rire entendu 🙂
La culture occidentale exige de l’argent… Oumm ? Décadence ou pas, liquidation ou pas. De l’argent.
( d’une voix traînante 🙂
Vous êtes magnifique dans ce costume du…XVIJe siècle… non, XVIe… Non ? Un Quattrocento, bien sûr ! Somptueux, impressionnant même…
Est-ce une épée de parade, Excellence, qui vous bat si aimablement le côté.
( il rit de toutes ses dents )
J’étais certain que vous seriez là malgré le message que je vous ai fait tenir. Mais peut-être espériez-vous que je ne viendrais pas ?
DANTHÈS
Je n’espérais rien.
LE FOU NOIR
Moi non plus je n’oublie pas que vous êtes un homme compliqué. Vous avez tant de vies qui chacune vaudrait qu’on s’y consacrât sans lésiner … Je vous avais promis des photos mais, hélas, dans l’état actuel des choses, elles risquent fort de ne pas emporter votre conviction.
DANTHÈS
Vous voulez de l’argent pour des photos que vous n’avez même pas ?
LE FOU NOIR
( changeant brutalement de ton 🙂
Du pognon contre les négatifs. Mais plus tard. En ce moment-ci je vous demanderai du pognon en échange d’une confession écrite que je tiens de l’un de vos anciens amis, une confession vous concernant comme de bien entendu.
DANTHÈS
( à voix basse:)
Fichez-moi le camp…
LE FOU NOIR
Ça va, Danthès… Pas besoin de parler entre les dents, puisque tu joues les bretteurs du Quattrocento. Mais peut-être que les flonflons te gênent,
on pourrait bavarder plus à l’aise ailleurs.
DANTHÈS
Ecoutez-moi espèce de …
LE FOU NOIR
Julio Amedeo Nitrati. Je connais toute la famille de la petite. La tienne aussi, ça va sans dire. Je fouine toujours à fond la vie de mes amis, et des amis de mes amis.
DANTHÈS
Videz les lieux !
LE FOU NOIR
(faussement indigné:)
Un homme tel que vous jeté en pâture au public, victime de ragots, calomnié pour son passé de… victime de la barbarie fasciste …
Un Européen de la plus belle eau suspecté de…
DANTHÈS
Nitrati !
LE FOU NOIR
Et alors ? ( un temps )
Faudrait tout de même que t’apprennes à écouter, Danthès. Ça ne devrait pas t’être bien difficile, hein ? Un Lagergefangener qui a désappris à écouter, ça ne s’est jamais vu… Un prisonnier politique …
( tout près de Danthès, à l’oreille 🙂
Haren sie einmal, Nummer 6. 754.
DANTHÈS
Mais … qu’est-ce que cela signifie ?
LE FOU NOIR
Cela signifie que ton ami Helmuth Bürgel n’a jamais pu t’oublier. Oh, ce n’est pas pire que les photos, tu sais comment c’est les souvenirs : il en est de bons, il en est de mauvais. Mais je comprends que tu aies tenu à oublie les uns et les autres. Quelle canaille, hein, ce Bürgel ?
DANTHÈS
Où voulez-vous en arriver ?
( la musique s’est arrêtée, de même que les farandoles )
LE FOU NOIR
Déjà finis les flonflons ?…
( de nouveau un extrait de la « Flûte enchantée »)
( le Roi blanc et Erika reviennent vers Danthès et Nitrati)
La petite von Leyden rapplique. Faudrait tout de même éviter qu’elle ne s’intéresse de trop près aux histoires de ton ami Helmuth Bürgel.
DANTHÈS
Nitrati …
LE FOU NOIR
Allons, allons un effort… ( un temps)
Renvoie-la folâtrer avec ton collègue english. ( un silence)
( Danthès observe Erika et le Roi blanc qui s’approchent dans un ralenti de cinéma) Tu lui expliqueras pourquoi tu lisais Platon dans le silence de la nuit pendant que dans la pièce voisine les prisonniers de la classe inférieure empuantissaient l’air de leur transpiration et ronflaient vulgairement.
ERIKA
( hélant Danthès 🙂
Jean… Haillwood est un cavalier fantastique
LE FOU NOIR
Mais Platon ne peut suffire quand on se prend d’inquiétude pour sa virilité.
DANTHÈS
( la voix blanche 🙂
Mein Liebling…
(Erika et le Roi blanc ne sont plus qu’à quelques pas)
Erika, veuillez m’excuser un moment mais …
LE FOU NOIR
( à voix basse et riant:)
Pas ta faute, Danthès … tous les prisonniers craignaient d’être émasculés …
ERIKA
( revenue près de Danthès 🙂
Qu’avez-vous ? Vous me semblez …
LE ROI BLANC
You are looking very strange, are you all right ?
LE FOU NOIR
( souriant de toute sa denture à Erika, mais s’adressant à Danthès, et remuant à peine les lèvres:)
Tu n’as eu de choix qu’entre l’homosexualité et la masturbation, hein ?
( Danthès bondit sur le Fou noir, Erika passé un moment de stupeur, pousse un cri et se précipite, mais elle a été devancée par le Roi blanc ; tous les deux tentent en vain de séparer Danthès et Nitrati qui se collettent tels des charretiers )
ERIKA
Jean ! Jean ! Mais vous avez perdu la raison !
LE ROI BLANC
( agrippant Nitrati par ses vêtements 🙂
Qui êtes-vous ? Mais laissez-le donc… lâchez cet homme !
DANTHÈS
( Nitrati et lui luttant corps-à-corps 🙂
Crapule!… c’est toi qui pârles, Bürgel jamais … Bürgel n’a rien dit …
LE FOU NOIR
T’as pas eu le choix, Danthès. Mais aujourd’hui … aujourd’hui c’est différent … La culture …
( il se défend avec énergie, rend coup pour coup )
… ça coûte cher … faut payer … pour Bürgel… ou pour le principe, c’est la même chose…
( les deux hommes respirent bruyamment, extrait de la “Flûte enchantée”, farandoles )
ERIKA
Arrêtez, Jean !
( elle tente encore une fois de les séparer, mais le Roi blanc la tire en arrière ) ( Nitrati s’arrache à l’étreinte de Danthès, il s’enfuit vers le centre de l’espace scénique )
( Erika se précipite dans les bras de Danthès, mais celui-ci la repousse avec violence et se lance à la poursuite du Fou noir ; l’ayant rejoint il avance sur lui les poings serrés, puis se ravisant il cherche la poignée de son épée, retire l’arme du fourreau )
( les figurines se sont immobilisées, mais la musique continue )
( les figurines battent des mains avec enthousiasme, poussent des cris de joie et d’excitation )
UN PION NOIR
Oh ! what an exciting game ! exciting game …
UN PION BLANC
Donnerwetter !
UN CAVALIER NOIR
Comme c’est amusant : un duel !
UN CAV AUER NOIR
Mais c’est l’ambassadeur de… (brouhaha)
UN Fou BLANC
Magnifico !
UNE TOUR BLANCHE
Il est éméché, mais dites-donc … (brouhaha)
LE Fou NOIR
C’est qu’avec son épée il a vraiment les allures d’un « Bravo » du Quattrocento …
( il recule lentement)
Remarquez, beau prince, que je suis sans arme…
( à la cantonade:)
Une épée ! une épée !
( des rires )
( le Roi noir lui donne son épée avec un grand geste ) ( des rires et des applaudissements)
( le Fou noir se met en garde 🙂
J’ai l’original sur moi, Danthès … Un million et on n’en parle plus, parole d’honneur …
( mais Danthès l’attaque furieusement, les deux lames s’entrechoquent, il porte des coups désordonnés mais dangereux, le Fou noir rompt le combat 🙂
Parole d’honneur … mais gare si… j’irai jusqu’au bout … Pas besoin d’un Bürgel pour cela… parole d’honneur… c’est le principe qui compte…
( les rires et les cris s’espacent, les encouragements des figurines font bientôt place à l’anxiété, elles ont compris entre-temps qu’il s’agissait d’un duel véritable dont l’enjeu était la mort de l’un des adversaires )
( le duel a repris de plus belle, Erika pousse un cri de frayeur )
( le Roi blanc se détache enfin du cercle des spectateurs, s’approche de Danthès à lui toucher le bras, sur quoi le Fou noir se reprend à espérer 🙂
Maîtrisez cet imbécile… C’est un fou, un fou… non… parole d’honneur … ( Danthès lui a porté un coup foudroyant, Nitrati recule, titube, il est touché à l’épaule )
( le cercle des figurines se referme sur les deux hommes )
Scène 6
( Malwina et Erika )
A nouveau l’espace vert et son climat sonore : oiseaux et grillons. Malwina est assise dans son fauteuil <l’infirme. Erika est couchée sur un transatlantique, lunettes noires sur le nez, son visage exposé au soleil.
MALWINA
Il a reconnu la robe ?
ERIKA
Non.
MALWINA
Quel mufle !
( elle s’évente nerveusement )
Il ne sait toujours pas que tu es ma fille ? ( une pause )
Erika !
ERIKA
( sans bouger la tête:)
Non, Ma.
MALWINA
L’idiot ne se doute de rien.
ERIKA
Il imagine sans doute que ton Putz zu Stern est mon père et que …
MALWINA
Ne t’en moque pas, ma fille. Nous lui devons beaucoup.
ERIKA
Toi … sûrement.
MALWINA
C’est un homme d’une vaste intelligence, d’une très grande délicatesse Putzi a toujours eu le souci de ton bonheur.
( un silence )
Est-ce que tu lui plais ?
ERIKA
Il ne l’a pas dit.
MALWINA
Mais il te le montre, n’est-ce pas ?
ERIKA
Si peu que je n’ai rien remarqué encore.
MALWINA
Il t’a invitée cependant.
ERIKA
Oui.
MALWINA
Nous sommes sur la bonne voie. Cette fois-ci il mettra les pouces.
Ne lui permets aucune privauté … enfin, réserve-toi.
ERIKA
Oh ! pour ça, je garde la tête froide.
MALWINA
A la bonne heure… Belle comme tu es, tu en tireras tout ce que nous en espérons. Songe un peu que cet homme m’a abandonnée sans l’ombre d’un remords.
ERIKA
Il a refusé de t’épouser.
MALWINA
Il m’a sacrifiée à sa carrière … mais l’amour il en voulait, ah ! il en désirait encore et toujours et davantage … ( une pause )
Nous le forcerons à t’épouser. Mais sois certaine que ce cher Danthès y arrivera de lui-même.
Tu es très belle, ma chérie.
( un silence embarrassé )
ERIKA
Il m’a dit …
MALWINA
( avec avidité:) Quoi ? ( un temps ) Mais quoi ?
ERIKA
Que je ressemblais étonnamment à une de ses anciennes amies.
MALWINA
Bien. Fort bien. ( un temps )
S’il n’a pas reconnu la robe, il n’est pas loin de reconnaître la fille.
ERIKA
( mal à l’aise 🙂
Ecoute, Ma, tout de même, après vingt-cinq ans…
( nouveau silence )
MALWINA
Il sait qui tu es.
ERIKA
Il ne sait encore ni qui je suis, ni qui tu es.
MALWINA
( avec un sourire énigmatique 🙂
Il doit croire que je suis morte, et comme il ne croit pas aux revenants …
( le visage dur:)
Briser une vie, ce n’est pas tout : il y a la manière …
(puis très vite:)
Tu prendras des amants, si cela te chante, et tu t’arrangeras pour qu’il le sache. Il est temps que cet homme apprenne enfin à souffrir.
ERIKA
( elle se redresse, ôte ses lunettes noires, fixe sa mère 🙂
La vie mérite-t-elle une telle constance ? La vie vaut-elle la peine qu’on aime à ce point ?
MALWINA
( à voix basse:)
Au fond, je n’ai jamais aimé que l’amour.
( Erika s’agenouille au pied de Malwina, lui prend les mains:)
ERIKA
Où l’as-tu vraiment connu ?
MALWlNA
En France.
ERIKA
Pourquoi cette haine, Ma ? Est-ce que tu l’aimes encore ? ( une pause) (puis un petit rire 🙂
Je me demande parfois comment j’ai fait pour ne pas devenir lesbienne Tout ce que j’ai entendu de toi sur les hommes, depuis l’âge de dix ans aurait pu faire de moi une gousse …
( Malwina éclate de rire, Erika enchaîne, leurs rires jumelés)
Je veux que tu sois heureuse, Ma…
MALWlNA
Tu sais, le bonheur … Jusqu’à mon accident, la vie venait à moi chaque matin avec tant de plaisirs que le bonheur …
ERTKA
Tu parles toujours comme si tu appartenais à un autre âge.
MALWlNA
J’ai connu en effet l’Europe …
ERIKA
Tu n’as que soixante-trois ans…
MALWINA
Il n’y a plus rien …
ERIKA
Depuis ta jeunesse, les hommes n’ont quand même pas eu le temps de tellement changer.
MALWINA
Les hommes ont changé, ma fille. Et l’Europe, surtout l’Europe … ( Erika se met à fredonner un extrait de la « Flûte enchantée)) 🙂 Attention, Erika, tu en pin’ces pour Mozart …
Ce qui est acquis devra le rester. Encore trop de femmes renoncent à l’amour et fournissent ces armées de vieilles filles adonnées à des fonctions sociales, plus ou moins désexualisées à l’image de la gent ouvrière chez les fourmis et les abeilles.
Garde-toi de te dérober à ton rôle de reproductrice …
L’essentiel est de ne pas aller trop loin dans la passivité pour ne pas en mourir.
Depuis le jour où les hommes ont échoué dans leurs tentatives stupides d’enfanter comme nous le faisons, ils s’acharnent, Erika. Ils s’arrangent à nous rendre presque inaccessible toute satisfaction érotique. ( un temps ) L’amour, ma fille, c’est l’empoignade de deux solitudes … Mais il vaut mieux ne pas se leurrer : ce n’est jamais qu’une question de poids.
( elle rit brièvement)
Arrange-toi de manière à prendre le dessus … ( un temps )
Ils en sont les premiers ravis. ( un temps )
Ah, ça les inquiète que nous fassions l’amour avec une sensibilité normale …
( rire des deux femmes ) ( court silence )
ERIKA
J’ai peur de n’être qu’une mauvaise mère.
MALWINA
Un corps aussi adorable n’a rien à redouter de la maternité. Au contraire.
( quittant le ton badin:)
Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
ERIKA
J’ai tellement tendance à fuir la réalité …
MALWINA
Je t’ai appris à fuir la réalité des hommes
ERIKA
Je me sens angoissée …
MALWINA
L’angoisse vient de la culpabilité, idiote !
ERIKA
Mais je suis angoissée parce que je me sens menacée, parce que je dépends de choses en moi qui me sont inconnues.
MALWINA
C’est l’idée qu’il ne t’aime pas qui t’angoisse ?
ERIKA
Mais non. ( un temps )
Je pense qu’il a dû t’aimer très fort …
MALWINA
Oui, et je m’en flatte.
( un silence )
(puis la voix âpre 🙂
Danthès est incapable de fixer son attention sur la lumière qui se dégage d’une âme. C’est une de ces simples choses qu’il ne pourra jamais faire tout seul.
ERIKA
Ma… arrête… arrête…
MALWINA
Hèir zu und schweig, mein Kind ! Ce n’est tout de même pas avec ce type que tu feras l’amour, ce type qui est responsable de mon infirmité !
ERIKA
Assez… assez …
Scène 7
( Danthès, le baron, les figurines )
Danthès est couché sur l’asphalte de la portion d’autoroute. On entend la chanson de marche « Erika », reprise en chœur par des soldats de la Wehrmacht gui défilent au pas cadencé ( non visibles sur la scène ) :
«Auf der Heide blüht ein kleines Blümelein, und das heisst Erika »
«Heiss von hunderttausend kleinen Bienelein wird umschwarmt Erika » . Le chant est mixé avec le vrombissement des moteurs de voitures.
Les figurines sont disposées dans la surface de jeu, compte tenu des légères modifications intervenues après les échanges entre le baron et Danthès.
Le baron se trouve d’ailleurs à sa place habituelle près de Malwina, assise dans son fauteuil d’infirme ; il semble supputer son prochain coup.
En sourdine la « Marche Turgue » de Mozart — piétinements cadencés des figurines mais sur un rythme différent de celui des soldats de la Wehrmacht. Après un moment les piétinements sont accompagnés par la respiration oppressée des figurines. Soudain la vision plus précise de Malwina dans son fauteuil <l’infirme, du baron derrière elle. Danthès se redresse, s’approche de la surface de jeu. La chanson de marche s’interrompt brusquement.
( le baron se faufile dans la su,jace de jeu et pousse une pièce )
LE BARON
é2-é3…
DANTHÈS
( il se faufile à son tour dans la su,face de jeu et pousse une pièce )
h7-h6 !
(exultant:)
Putzi a conquis, Putzi a donné dans le panneau.
( il rit comme un enfant dont la peur se serait soudain dissipée) ( vision fugitive d’Erika couchée sur l’asphalte )
LE BARON
Fg5-h4.
DANTHÈS
( toujours exultant 🙂
67 – 66 !
LE BARON
c4 x dS… mange, c4 mange …
( il pousse un cavalier, s’empare d’une pièce de Danthès, obligeant la figurine à sortir de l’espace de jeu )
( piétinements des figurines, respiration oppressée, la « Marche Turque », battement des mains de Malwina )
DANTHÈS
cf6 x dS ! mange …
( mais alors qu’il repousse une figurine du baron hors de la surface de jeu, Danthès s’empêtre dans des pieds et jambes, les piétinements s’accélèrent, df même que la respiration oppressée des figurines, tandis que la « Marche Turque » éclate cette fois dans toute son ampleur ; Danthès a glissé à terre )
LE ROI BLANC
Mozart ist krank !
UN PION NOIR
Mozart stirbt !
MALWINA
( en même temps dans l’espace vert:)
Il se prend pour Mozart…
( avec un rire )
Pauvre, pauvre Amadeus.
UN PION BLANC
Armer, armer Amadeus.
( les figurines se penchent toutes sur Danthès, le manipulent, le tournent sur le dos, le retournent sur le ventre — leur respiration oppressée )
UNE TOUR NOIRE
Schwindsüchtig… er hat seine letzten Krafte verloren ..
UNE TOUR BLANCHE
Der gute Mensch hat kein Geld zum essen …
MALWINA
( avec un rire assourdi )
( en même temps dans l’espace vert:)
Se prendre pour Mozart et simuler son enterrement, c’est une chose qu’i peut faire tout seul …
UNE DAME NOTRE
Mozart ist krank !
UNE DAME BLANCHE
Mozart stirbt!…
LE ROI NOIR
( accroupi près de Danthès 🙂
Wolfgang Amadeus mochtest du einen Grog ?
LE ROI BLANC
Ja ! gute Idee… Komm doch einen Grog trinken…
LES FIGURINES
Ja ! ja ! ja ! ja !
( sur le même rythme que la respiration oppressée de Danthès-Mozart en train d’agoniser )
UN CHEVAL NOIR
( s’accroupissant à son tour:)
Wir zahlen for dich, mein Guter … Komm !
( il gifle Danthès à plusieurs reprises sous prétexte de le ranimer)
Augen aufmachen ! schnell ! Mozart … Was ist los …
LA DAME BLANCHE
(penchée sur Danthès 🙂
Mozart stirbt, mein lieber Gott !
LA DAME NOIRE
Gott ! Wolfgang Amadeus …
( la respiration des figurines se fait de plus en plus difficile )
( le Roi blanc saisit Danthès par les chevilles, on l’oblige à avancer, en marchant
sur les mains )
UN PION BLANC
Er stirbt !
( les figurines se forment en cortège derrière Danthès et le Roi blanc)
UN PION NOIR
Armer, armer Amadeus …
( cris hystériques courant le long de la procession des figurines 🙂
Mozart ist tot …
Es lebe Mozart !
Mozart est mort…
Viva Mozart !
Mozart is dead …
Vive Mozart !
( la musique triomphale de la « Marche Turque », et sur le ton de la litanie, afin d’accentuer encore le caractère insolite de la procession:)
Hoch, Mozart ! Hoch, Mozart ! Hoch, Mozart !
( le cortège s’appauvrit progressivement, il ny a bientôt plus que le Fou noir pour accompagner le Roi blanc, qui maintient toujours Danthès par les chevilles )
( les autres figurines se sont égayées sur toute la suiface de l’espace scénique, dansant ou hantant sur l’air de la « Marche Turque »)
( après un moment le Roi blanc laisse choir Danthès sur le sol, et s’éclipse joyeusement pour se joindre aux danseurs et chanteurs )
( le Fou noir est le seul à être resté près de Danthès )
Scène 8
( Danthès, Jarde, le baron, les figurines, Malwina et Erika )
Jarde est assis dans son fauteuil pivotant en face de Danthès debout derrière son bureau. Danthès remue quelques papiers. Jarde renifle l’air, extrait une petite bouteille de sa poche et s’apprête à se mettre des gouttes dans le nez. Le baron se tient à sa place habituelle dans l’espace vert, derrière le fauteuil d’infirme de Malwina, laquelle observe un endroit de l’espace scénique à l’aide d’une paire de jumelles. Au côté de sa mère, Erika est couchée sur un transatlantique, exposant son visage au soleil, des lunettes noires dissimulent ses yeux.
DANTHÈS
Il m’a fallu apprendre de nouveau que l’amour ne suffit pas.
( il parle d’une voix posée, très homme du monde )
En plus de l’amour, il y a le travail, et … une vie, ma vie en tout cas, où le travail ne…
( il soupire )
JARDE
( il se met des gouttes dans le nez, renifle, fait pivoter son fauteuil:)
Oui, naturellement, le travail… ( un temps )
L’air est trop sec dans cette pièce, ne trouvez-vous pas ?
(puis enchaînant:)
Vous devez avoir l’impression que tout ce à quoi vous passez votre temps … Ici, n’est-ce pas, ne sert pas à grand-chose.
DANTHÈS
Non.
JARDE
Si. ( un temps )
Vous ne vous attendiez à aucun changement radical, hein ? ni des mœurs ni du style de vie.
DANTHÈS
Je n’espérais rien sauf peut-être éviter que tout ce en quoi nous avons cru ne s’en aille en lambeaux avant même …
JARDE
Avant quoi ?
(puis ironique:)
Vous êtes de ceux qui êtes prêts à consacrer une vie entière à n’amener à maturité que ce qui existe déjà. ( un temps )
Mais ce qui existait, n’est-ce pas ? n’existait que pour vous … déjà moins pour moi …
( il jette un regard circulaire autour du salon XVIII• siècle )
Ça n’existe que pour vous.
DANTHÈS
«Ça»… vous n’en voulez pas, Jarde.
JARDE
Bon Dieu, que vous êtes rigide.
DANTHÈS
L’image que les autres ont de nous influence l’image que nous nous faisons de nous-mêmes.
JARDE
Je n’ai pas une image de vous.
DANTHÈS
Une image, je vous le dis. Et c’est bien tout ce qui nous reste : des images, car si nous n’avions plus des images les uns des autres nous deviendrions fous furieux. Comment voulez-vous vivre si personne ne vous aide ?
Comment …
JARDE
… ne vous imagine ?
DANTHÈS
( élevant la voix:)
… Comment voulez-vous travailler, aimer encore, s’il ne se trouve personne pour s’intéresser à ce que vous êtes vraiment ?
JARDE
Disons que vous souffrez de n’être qu’un rouage.
DANTHÈS
Non, pas un rouage… Non. Non, non.
JARDE
C’est que, voyez-vous, le pouvoir ne réside plus dans la lucidité. Il est ailleurs.
DANTHÈS
( criant sans s’en rendre compte:)
Le pouvoir est anonyme ! ( un temps ) (puis un peu gêné:)
Qui décide de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas ?
( il contourne le bureau, s’approche de Jarde )
JARDE
( il se lève )
Vous n’êtes plus en état de décider quoi que ce soit, mais vous continuez à le faire pour les autres. Ainsi pour cette jeune fille…
DANTHÈS
C’est que quelqu’un puisse encore décider quelque chose seul qui vous fait peur.
( les deux hommes s’affrontent )
JARDE
Seul ! mais nous ne sommes plus jamais seuls ! qu’avez-vous fait seul ? que feriez-vous seul ?
LE BARON
( s’étant faufilé entre-temps dans la surface de jeu:)
Fh4 x é7, mange.
(il déplace une figurine et en repousse une autre hors de la surface de jeu) ( rire assourdi et battement des mains de Malwina dans l’espace vert)
( l’expression de Danthès en est radicalement modifiée, il a suivi les évolutions du baron avec une sorte d’avidité, si bien que lorsque ses yeux reviennent sur Jarde ils ont perdu toute expression )
DANTH
( aimable mais au fond indifférent 🙂
Asseyez-vous … Il ne sert à rien d’élever la voix ici. Ces salons possèdent une acoustique merveilleuse, hein ?
( on entend les premières notes du « Requiem » de Mozart )
JARDE
( de nouveau engoncé dans son fauteuil pivotant:)
Mozart … Oumm … j’aime …
( Danthès s’est aventuré dans la su,jace de jeu, mais Jarde se comporte comme s’il était toujours en face de lui )
( d’une voix douce, presque suppliante, comme s’il cherchait à rassurer un malade au terme d’une consultation, le buste incliné en avant:)
Où prenez-vous qu’il vous est impossible d’encore influencer votre milieu social. C’est une impression d’impuissance gui aura sur votre personnalité un effet nuisible, voire désastreux.
DANTHÈS
( même comportement que celui du baron )
Dd8 x é7, mange.
LE BARON
Cc3 x dS, mange.
DANTHÈS
éc6 x dS, mange.
LE BARON
( à l’adresse de Malwina 🙂
Tout à fait dénué de sens, cet homme a peur de prendre des décisions pas peur de gaspiller son énergie.
DANTHÈS
( calme, répondant à Jarde, comme si leur dialogue se poursuivait 🙂
Je me sens oppressé, Jarde.
JARDE
( très amical:)
Que pensez-vous de vous-même en tant qu’homme … en tant que diplomate ? Pensez-vous que vous êtes un grand diplomate ou ne le pensez-vous pas ?
LE BARON
( à l’adresse de Malwina 🙂
Prise de décision atrophiée car non exercée. Très bon. En train de perdre son autonomie.
MALWINA
Bravo, Putzi !
DANTHÈS
La faiblesse du pion g7 est sans signification.
LE BARON
Cela me paraît tellement énorme que je préfère penser qu’il s’agissait d’un sacrifice.
JARDE
( même jeu que précédemment:)
Avez-vous des ennemis ? des amis ?
DANTHÈS
( sur le ton de la conversation:)
Vous êtes en train d’insinuer que je suis dans l’incapacité d’évoluer hein ?
LE BARON
N’a-t-il pas vu qu’il n’a rien à gagner en permettant l’échange ?
JARDE
( même jeu:)
Quel genre de vie de famille avez-vous ? Comment dormez-vous la nuit ? Que faites-vous avant d’aller vous coucher ? Avez-vous souvent des migraines ?
DANTHÈS
( même jeu:)
Avans-nous raison de permettre à la société de gérer certains aspects de notre vie ?
JARDE
(même jeu:)
Voyons, voyons, l’homme occidental n’a pas renoncé à son pouvoir de décision sans y avoir réfléchi, n’est-ce pas ?
LE BARON
Mais aucun grand maître n’a compris à ce moment quelle compensation positionnelle pouvait obtenir Jean Danthès — l’ambassadeur.
Ta1-c1.
( même comportement que précédemment )
DANTHÈS
Fc8-é6.
( même comportement que précédemment )
MALWINA
Il s’abstient de faire une foule de choses, car il sait qu’il ne doit pas les faire.
DANTHÈS
Je suis tout à fait capable d’évoluer, Jarde.
( le « Requiem » de Mozart déferle sur la surface de jeu, les figurines commencent à s’agiter, à piétiner ; le Roi blanc,et le Roi noir se débarrassent de leurs habits de cour pour apparaître dans des accoutrements de fantaisie, mais qui font néanmoins penser à des uniformes SS ; ils ont procédé à l’opération sans qu’on puisse vraiment s’en rendre compte, tant l’agitation et le désordre règnent dans la surface de jeu ; les autres figurines se sont également dépouillées de leurs vêtements pour apparaître, les unes en guenilles, les autres à moitié nues, et c’est notamment le cas de Danthès )
( les figurines s’alignent sur une file, piétinements continus, un ordre bref, guttural : les piétinements prennent fin à l’instant, toutes se tiennent au garde-à-vous. Le Roi blanc et le Roi noir passent en revue les figurines )
LE ROI BLANC
( s’approchant d’une femme et lui arrachant son masque:)
Niaise, bavarde, étourdie, capricieuse, très irritable.
LE ROI NOIR
( s’approchant d’un homme et lui arrachant son masque 🙂
Attitude puérile et joviale, parfois énervé et méchant.
LE ROI BLANC
( s’approchant d’une femme et lui arrachant son masque:) Etat de nervosité. Peu accommodante. Querelleuse. ( la scène s’accélère, les sentences se précipitent 🙂
Penchant pour l’agressivité et attitudes asociales. Aspect négligé, malpropre, se salit avec matières et urine.
Humeur irritable, énervée, peu conciliante, cherche des hommes.
Idées ralenties, compréhension inférieure, caractère instable.
Lunatique, très sensible. N’obéit pas.
Débonnaire, infantile. Très faible niveau intellectuel.
( dans l’espace vert, en même temps que cette dernière réplique, et s’exprimant en yiddisch 🙂
MALWINA
Erika, verges nicht das der Danthès is a goï.
LE BARON
(idem:)
Dè Ma is geracht
(puis 🙂 Danthès n’est pas juif.
ERIKA
(idem:)
Fin voes host die moïre, Ma ? Danthès is azoï git, es gibt nicht a zein man zwischen dè yidden.
MALWINA
Moïre ?
( elle rit avec ironie )
Tu t’imagines maintenant que j’ai peur de lui ! Liebe ! Liebe clous is a spiel far a goï. Nicht wouer, Putzi ?
LE BARON
Yo.
(puis 🙂 Pour un tel homme l’amour n’est jamais qu’un jeu.
MALWINA
Yo, yo, a spiel. ( un temps )
Il te racontera qu’il souffre, ou bien qu’il a tant souffert déjà. Tant pis : ni fleurs ni couronnes.
( elle se met à fredonner une chanson yiddisch 🙂
«Wie ! wie ! zenen meine kinderlech ? wie ! wie ! zenen meine kinderlech ? vaït, vaït … vaït, vaït zenen zaï aweg… »
( en même temps que la chanson, le Roi blanc en arrêt devant le prisonnier Danthès 🙂
LE ROI BLANC
Numéro
DANTHÈS
6.734.
LE ROI NOIR
( en arrêt devant Danthès 🙂
Nom et prénom ?
DANTHÈS
Danthès Jean.
LE ROI BLANC
Profession ?
DANTHÈS
Diplomate.
LE ROI NOIR
Classe moyenne. ( un silence ) (hurlant:)
Classe moyenne ?
DANTHÈS
Oui, classe moyenne.
LE ROI BLANC
( en le frappant, cri étouffé de Danthès )
Classe dominante !
JARDE
( toujours assis dans le fauteuil pivotant, la voix doctorale 🙂
En somme vous étiez contraint de faire comme les autres : vous avez rampé.
DANTHÈS
(frappé par les deux « Rois » à coups de poing, et en même temps:)
Non ! non !
JARDE
( même jeu 🙂
Vous n’avez pas osé résister car cela vous était parfaitement impossible, n’est-ce pas ?
DANTHÈS
( toujours criblé de coups:)
Que voulez-vous de moi ? Je n’ai participé à aucun complot !
JARDE
(même jeu:)
Vous ne faisiez que plaider, n’est-ce pas ?
( il renifle l’air,· éternue, se mouche délicatement)
( de nouveau les piétinements des figurines et le « Requiem » de Mozart )
LE ROI BLANC
De quelle race êtes-vous ?
LE ROI NOIR
Tu es contre l’idée de la grande Europe ?
DANTHÈS
Non ! non !
LE ROI BLANC
Quel numéro ?
DANTHÈS
(hurlant)
6.734 !
JARDE
(même jeu:)
Tout ce monde dans lequel vous aviez vécu, se révélait soudain artificiel n’est-ce pas ?
DANTHÈS
( roué de coups, dans un râle:)
Je n’ai jamais perdu le respect de moi-même .
JARDE
(même jeu:)
Mais vous avez craint de vous désintégrer en tant qu’individu ?
( il renifle)
DANTHÈS
(gémissant sous les coups:)
Je n’ai pas volé ni cherché à duper quiconque, je n’ai copié le comportement de personne.
JARDE
(même jeu)
Certes, mais vous étiez un prisonnier de la classe supérieure, c’est à de gens tels que vous que les autres s’accrochaient.
LE ROI BLANC
Avoue sale communiste, avoue pouilleux de marxiste !
LE ROI NOIR
Allons, salope ! mets-toi à table ! nostalgique de la social-démocratie !
DANTHÈS
Non … rien, jamais, aucun intérêt. Je vous le jure.
JARDE
(même jeu:)
Mais aviez-vous la dignité des politiques ? Eux, s’attendaient à être persécutés, tandis que vous, Danthès …
( il se mouche délicatement)
LE ROI BLANC
Alors, espèce de porc ! dis-nous un peu que ton Dieu est une merde !
LE ROI NOIR
Que ta femme continue à faire comme toutes les femelles de sa classe : la putain !
DANTHÈS
Non ! non !
LE ROI BLANC
Dieu est une merde et ta femme passe son temps à faire la pute !
LE ROI NOIR
Dis-le, fils de pute !
( ils redoublent de brutalités )
JARDE
( même jeu:)
Vous ne pouviez refuser jusqu’à la fin de dire ce qu’ils vous demandaient de répéter, n’est-ce pas ?
DANTHÈS
( avec un cri déchirant:)
Dieu et ma femme ! … Dieu et ma femme ! …
JARDE
( même jeu:)
Seuls ceux qui ont résisté jusqu’au bout sont morts, les autres ont dû renoncer à tout amour-propre, subir toutes les humiliations,
n’est-ce pas ?
LE ROI NOIR
Debout 6.734 !
LE ROI BLANC
Au pas de course !
( ils le poussent dans le dos, Danthès se met enfin à courir)
LE ROI NOIR
Ici ! Tu vas casser la gueule à un « Kamerad » ( à l’allemande!) ( il traîne un prisonnier au pied de Danthès)
LE PRISONNIER
Nein… nein …
LE ROI NOIR
Allons 6. 734 ! frappe ! pour de vrai, hein ? pas de chiqué !
DANTHÈS
(frappant de toutes ses forces 🙂
Morve ! cochon ! … tête de cochon …
LE ROI BLANC
Plus fort !
DANTHÈS
( ne se connaissant plus 🙂
C’est ce que tu mérites, tu mérites, tu mérites ! tu… tu … c’est ce que tu méritais durant toute ta chienne de vie ! tu méritais … tu …
LE PRISONNIER
( en yiddisch)
( il a glissé à terre 🙂
Nein … voes machst die… Voes hob ich gemacht …
( dans l’espace vert, en même temps que les deux dernières répliques, et s’exprimant en yiddisch 🙂
MALWINA
Voes hot er gezougt fin dein kleid, mein schatz ?
( clic caresse la robe blanche d’Erika )
ERIKA
Je te dis qu’il n’a pas reconnu la robe.
LE BARON
( méprisant 🙂
A goï…
MALWINA
Genig mit di schwartze bril, Erika.
( une pause )
Tu n’as pas entendu ? Je_te demande d’enlever ces lunettes noires.
ERIKA
( en s’exécutant:)
Yo, Ma.
(Danthès a regagné sa place parmi les prisonniers, piétinements, « Requiem » de Mozart)
DANTHÈS
( de la voix avec laquelle il s’adresse habituellement à Jarde:)
Je pensais que cela ne pouvait être vrai, qu’il était impossible que de telles choses se produisent.
JARDE
( même jeu que précédemment 🙂
Refus d’accorder de la réalité à des événements extrêmes. Nier ce qui est vrai afin de survivre quel qu’en soit le prix. Vivre quelle que soit la vie, n’est-ce pas Danthès ?
DANTHÈS
Le prisonnier français n°6.734 prie humblement qu’on l’autorise à satisfaire ses besoins.
LE ROI NOIR
(hilare:)
Pisser et chier, hein ?
DANTHÈS
Pisser et chier.
LE ROI BLANC
Toujours à vouloir se tripoter les couilles, hein ?
DANTHÈS
Seulement pisser et chier, Obersturmführer.
LE ROI NOIR
Tout cela en même temps, souillure, avec en plus une bonne séance de masturbation.
LE ROI BLANC
T’iras aux latrines avec tes « Kameraden », salope !
LE ROI NOIR
Une ! deux ! une ! deux ! une ! deux !
( les figurines commencent à marcher sur place)
En avant… marche !
( et le Roi noir entonne la chanson de route <, laquelle viendra « percuter » le « Requiem;>, pour finalement l’éclipser:)
«Auf der Heide blüht ein kleines Blümelein, und das heisst Erika »
«Heiss von hunderttausend kleinen Bienelein wird umschwarmt Erika ».
( tous les prisonniers la reprennent en effet en chœur et commencent à marcher dans la surface de jeu)
LE ROI BLANC
( dominant le chant 🙂
Je m’adresse à ceux d’entre vous qui ne sont pas juifs, à ceux-là je leur dis : ouvrez bien vos sales oreilles. Qu’ils sachent que leur comportement aura une influence directe sur leur sort. Car nous saurons reconnaître leur assiduité au travail. Quant aux Juifs qu’ils aillent se faire foutre ! De toute façon leur compte est bon !
LE ROI NOIR
Une ! deux ! une ! deux !
( les prisonniers chantent toujours “Erika”)
LE ROI BLANC
Les Juifs à gauche !
LE ROI NOIR
Une ! deux ! une ! deux !
( piétinements apeurés des prisonniers qui se partagent en deux groupes, Danthès n’arrive pas à se décider )
LE ROI NOIR
T’es juif, charogne ?
LE ROI BLANC
Une ! deux ! une ! deux !
DANTHÈS
(éperdu:)
Non!… non!…
( il rejoint le groupe des non juifs )
JARDE
( même jeu que précédemment:)
A propos, Danthès, vous avez dû remarquer que presque tous les prisonniers non juifs croyaient à la supériorité raciale des Allemands ?
( et alors que les prisonniers non juifs chantent toujours “Erika”, on entend le chœur des prisonniers juifs psalmodier … )
LES PRISONNIERS JUIFS
Ecoute ma voix, regarde mes larmes, défends-moi et dis-moi enfin : je te pardonne ! Nous sommes entre tes mains, comme l’argile dans les mains du potier, comme la pierre dans les mains du carrier, comme une hache dans les mains du menuisier, comme le gouvernail dans les mains du marin…
N’écoute pas les paroles de celui qui accuse et souviens-toi de tes promesses éternelles !
LE ROI NOIR
(hurlant:)
Que les juifs la bouclent, nom de Dieu !
LE ROI BLANC
(hurlant:)
Une ! deux ! une ! deux !
Scène 9
( Malwina et Erika )
Erika vêtue de sa robe blanche éblouissante. Elle parade devant sa mère, ébauche une révérence.
MALWINA
Tourne-toi … Oumm … Marche encore… Oumm … Par ici, tu es dans l’ombre … Oumm …
ERIKA
Eh bien ?
MALWINA
(jouant nerveusement de l’éventail:)
Ma fille, il ne tiendra pas une seconde. Il faut tout de même lui reconnaître une qualité : c’est un homme de goût. Avant la fin de l’été, tu seras ambassadrice. Il n’y a aucun doute là-dessus. D’ailleurs on vient de payer quatre millions de dollars pour un Titien à une vente à Londres.
ERIKA
Je ne vois pas le rapport …
MALWINA
Chef-d’œuvre pour chef-d’œuvre, tu vaux plus que ça.
ERIKA
Est-ce que je dois te rappeler qu’il est marié ?
MALWINA
Si peu…
ERIKA
Mais marié tout de même.
MALWINA
Il a fait un mariage d’argent. C’est toujours le premier mariage qu’on fait. Après quoi, on fait_un mariage d’amour.
ERIKA
Et si elle refuse le divorce ?
MALWINA
Il paraît qu’elle l’adore. Elle ne refusera pas.
ERIKA
C’est tout de même curieux qu’une femme accepte de quitter par amour un homme qu’elle aime.
MALWINA
Les choses qu’une femme amoureuse est capable de faire dépassent l’entendement, ce qui veut dire d’abord que cela se joue quelque part hors· de la portée de l’intelligence.
ERIKA
( avec douceur:)
Ma, est-ce que tu me parles de toi ?
MALWINA
Bien sûr …
( un silence)
( Erika se rembrunit)
What’s the matter with you ? ( une pause)
What do you think about it, my dear ?
ERIKA
Nothing.
MALWINA
Du bist eine Lügnerin.
ERIKA
Je ne suis pas une menteuse !
(puù en yiddisch 🙂
Die hofst tsie fill fin mirh.
MALWINA
( subitement vulgaire 🙂
Ce serait bien le diable, si je n’espérais rien ! Mais il t’impressionne, n’est-ce pas qu’il t’impressionne ?
ERIKA
(timide:)
Quand tu étais avec lui tu pensais à l’amour … et…
MALWINA
Je me suis occupée de toi. Tu n’as pas idée à quel point je me suis occupée de toi.
ERIKA
Si on ne s’occupe pas de son enfant, l’enfant devenu adulte ne saura pas s’occuper de lui-même.
MALWINA
Il me semble que tu t’occupes fort bien de tes affaires.
ERIKA
Ma !
MALWTNA
C’est d’abord·parce que tu es ma fille, que tu sais bien faire l’amour.
(puis avec la voix d’une hôtesse à la réception d’un aérodrome international:)
On ne fait bien l’amour que si l’on a été dorloté, chouchouté, caressé par sa maman.
ERIKA
Danthès war drei Jahre in Dachau und er musste …
MALWINA
Un peu tard pour s’en souvenir, chérie …
( elle rit vulgairement d’abord, douloureusement ensuite )
C’est dans mes bras qu’il a oublié Dachau ou…Auschwitz, je ne sais plus très bien. Il ne m’en a soufflé mot, tu penses qu’après tout ce temps à faire ceinture, il avait d’autres choses dans la tête. Puis rassure-toi il n’avait rien de différent des autres … Danthès était un partenaire sans complexes :
il apprenait vite… ( avec un rire vulgaire )
Ah, si encore il m’avait parlé de Dachau … Mais non, ma fille, c’est de sa carrière qu’il parlait, de la façon dont il allait s’y prendre pour regagner les années perdues et brûler les étapes.
Il était heureux de posséder, d’être lié aussi … mais … ( un temps )
Il me pressait contre son corps, comme s’il voulait m’incruster dans le sien… Après l’amour, nous écoutions le « Requiem », comme on écoute la mort de Mozart, comme on imagine les funérailles de l’Europe.
( nouveau silence)
(puis avec un sanglot mal réprimé:)
Die Krieg… la guerre… (puis en yiddisch 🙂 A Krieg is immer schwer.
J’ai même pris le risque pendant la guerre de me faire passer pour une juive de Rostock, ce que Danthès n’aurait jamais imaginé, hein ?
( une pause )
ERIKA
Bon, j’y vais.
MALWINA
Sois sans pitié.
Scène 10
( Danthès et Nitrati )
Nitrati assis dans le fauteuil pivotant qu’occupait Jarde. Danthès debout derrière son bureau, remue quelques papiers.
NITRATI
Excusez-moi de vous déranger, cher monsieur. Je suis venu ici par égard à votre prestigieuse carrière. Les talents dont les dieux vous ont comblé, et les perspectives qui continuent à s’ouvrir devant…
DANTHÈS
Que me voulez-vous ?
NITRATI
Vous savez qui je suis, j’espère ? Non … Tiens, mais vous avez dû lire mon nom sur la carte de visite …
( il tend un bristol à Danthès, et tandis que ce dernier le lit 🙂
Nitrati. Julio Amedeo Nitrati. Peut-être connaissez-vous ce nom par notre amie commune, la baronne von Leyden ?
DANTHÈS
Connais pas.
NITRATI
Dommage, mais cela n’empêche rien. L’essentiel c’est que moi je vous connaisse. ( un temps )
Si vous le voulez, nous parlerons plus tard de la baronne et de sa fille, si nous en avons le temps.
DANTHÈS
Au fait, monsieur.
NITRATI
J’y arrive, cher monsieur. ( un temps )
Figurez-vous qu’en dehors de la baronne von Leyden, nous avons aussi un ami commun … Mais faut-il bien dire « ami » ?
DANTHÈS
Quel ami ?
NITRATI
Votre ami, je crois. Le mien… non, mais il serait astucieux de faire en sorte qu’il le devienne. Et je m’y engage, mais à condition que vous y mettiez un peu du vôtre.
DANTHÈS
Quel est cet ami ? Je vous prie de cesser ce jeu.
NITRATI
Bürgel… Helmuth Bürgel. ( narquois 🙂
La mémoire vous revient ?
DANTHÈS
Bürgel …
NITRATI
(doucement:)
Helmuth …
DANTHÈS
Je ne le connais pas.
NITRATI
Mais si… Il est au courant de votre réussite sociale … et voudrait obtenir quelque argent en échange de son silence.
DANTHÈS
Nitrati !
NITRATI
Ne vous fâchez pas. Je tiens beaucoup à ce que notre entretien reste tout à fait amical. ( une pause)
Je me suis longuement appesanti sur le problème, Danthès. Je suis très … curieux de nature : vous ne pouviez avoir un comportement normal dans de telles circonstances, hein. Je serais le dernier à vous en faire le reproche.
Je comprends qu’un homme de votre calibre ait eu le sentiment de n’avoir pas à s’adapter.
DANTHÈS
( il se lève )
Ce Bürgel n’a jamais eu d’existence !
NITRATI
Il existe. Il a existé. Souvenez-vous, Excellence.
DANTHÈS
Vous osez me demander que je me souvienne de quelqu’un qui n’a…
NITRATI
Evidemment. C’est toujours la première réaction. Mais croyez-moi, la sienne est de loin la plus dangereuse. Il a préparé une confession écrite :
songez‑y …
DANTHÈS
Il n’aura jamais fait ça ! jamais … c’est vous !
( il se rassied )
NITRATI
Ah, il y a progrès : vous convenez enfin de son existence. Mais je sais, Excellence, à la longue vous finissiez tous par vous comporter comme des enfants. Coupés de la réalité, vous étiez, tout comme les enfants, à rechercher la satisfaction des songes creux. Vous aviez perdu le sentiment du temps : il vous fallait donc manger, dormir, vous reposer. A ce régime on est incapable de renoncer à une satisfaction immédiate.
( il rit )
DANTHÈS
(très bas:)
Taisez-vous.
NITRATI
Comme des enfants, vous n’étiez pas en état d’établir des relations durables … ( il rit 🙂 Amusant tout de même cette recherche de vieux uniformes … Il paraît que Bürgel a été puni pour avoir voulu ressembler à un SS… Mais vous aussi …
( il rit encore )
DANTHÈS
( d’une voix impersonnelle:)
Je voulais rester propre et avoir l’air oien habillé.
NITRATI
(s’enhardissant:)
Propre et habillé à la façon des SS… C’est la classe sociale, hein Danthès, qui décidait souvent de la vie ou de la mort. En somme, Bürgel vous doit la vie, il a compris que quoi qu’on fasse c’est toujours le bourgeois qui aurait, en fin de compte, les meilleures chances de s’en tirer. Les prolétaires, il importait peu qu’ils en réchappent, tandis que vous …
( un rire à la fois cruel et méprisant )
DANTHÈS
(désespéré:)
Ce sont les communistes qui faisaient la loi.
NITRATI
Vous n’avez jamais eu la dignité des politiques. Mais qu’à cela ne tienne, vous exerciez votre part du pouvoir.
( Nitrati se lève, les deux mains en appui sur le bureau, le buste en avant, tout près de Danthès 🙂
Bürgel n’a rien omis : la peur des asociaux porteurs de microbes, les dangers de la contamination, la perte d’un pull-over ou d’un morceau de pain. Lutter sans merci, lutter sans défaillance contre les fatalistes, les nihilistes, les marginaux, les voleurs pour préserver le pouvoir acquis !
( Nitrati s’est pris à son propre jeu, il hausse la voix, crie presque:)
Et je m’en fous de la souffrance d’autrui, et je coopère, même si c’est d’un cœur lourd, à l’extermination de prisonniers, pourvu que le pouvoir reste en nos mains !
( il se rassied )
Mais ne vous frappez pas, monsieur l’ambassadeur, vous ne pouviez avoir un comportement normal dans de telles circonstances. Le pouvoir, ne fût-ce qu’une parcelle de pouvoir, c’est la promesse de s’en sortir. On souffre moins, prétend Bürgel, lorsqu’on peut asservir les autres.
Et puisque la liberté n’est jamais qu’une illusion, l’indépendance une fiction, va donc pour la liberté dans l’esclavage, l’indépendance dans l’asservissement.
DANTHÈS
Nitrati …
NITRATI
(plein d’espoir:) Quoi ? ( un temps) ( encourageant 🙂
Ici ou là-bas, c’est pareil, Excellence … Vous avez dû le remarquer, hein ?
( une pause )
Votre culture vous prescrivait de survivre. Il y a une dictature de la foi. La certitude d’être quelqu’un exige des victimes. C’est pourquoi, je vous le dis, Excellence, n’ayez pas honte. Vous avez agi selon votre conscience.
DANTHÈS
(lentement:)
Une dictature de la foi, salaud ?
NITRATI
(décontenancé:)
Mais qu’est-ce d’autre, monsieur l’ambassadeur ?
( Danthès s’est levé, il contourne le bureau )
J’avais cru comprendre …
( Nitrati abandonne le fauteuil, il bat en retraite)
DANTHÈS
( avançant 🙂
Crapule.
NITRATI
(reculant:)
Le droit n’a jamais existé ni à Dachau ni ailleurs, mais la dictature de la foi personnelle, intime, oui.
( il recule toujours 🙂
Des gens de votre envergure, Danthès, n’étaient pas préparés à ce genre de vie. Dans de telles circonstances …
DANTHÈS
(avançant)
Crapule.
NITRATI
(parvenu à la limite de la surface de jeu:)
Evidemment. C’est toujours la première réaction …
DANTHÈS
Fils de pute.
NITRATI
Ce serait dommage de… de pousser à bout votre ami Bürgd.
DANTHÈS
( à deux pas de Nitrati 🙂
Chiure !
NITRATI
( à la fois volubile et bégayant:)
Un… un homme de ta classe … je… jeté en pâture au public … Un… un Européen de la plus belle eau suspecté de…
DANTHÈS
Chiuuure !
( il se précipite sur Nitrati, mais celui-ci l’évite par un saut de coré pour se réfugier à l’intérieur de la surface de jeu ; à cet instant précis en fond sonore le « Requiem » de Mozart très assourdi, piétinements ralentis des figurines, et dans le même temps, d’une voix vulgaire, toute peur disparue:)
NITRATI
Tu payes bien pour la culture … et pourtant ça te coûte les yeux de la tête, Mozart, Platon, etc.
DANTHÈS
Fils de pute ! chiure !
( il bondit sur Nitrati dans la surface de jeu, affolement des figurines, piétinements plus rapides, « Requiem » plus fort lui aussi, les deux hommes roulent à terre)
NITRATI
( tout en luttant:)
Mozart … hein… tu l’as floué, Danthès … tu … tu peux l’écouter gratis … mais le silence de Bürgel… hein…
Scène 11
( Danthès et Erika — Malwina ·et le baron)
Erika est couchée sur l’asphalte de l’autoroute, non loin d’elle : sa bicyclette renversée. Danthès, un genou à terre, est penché sur la jeune fille qui a du mal à ne pas éclater de rire. En fond sonore, très assourdis, la chanson « Erika » et les moteurs de voitures.
Dans l’espace vert, Malwina fixe un point de l’espace scénique à l’aide de ses jumelles, le baron se tient à ses côtés.
En fond sonore : oiseaux et grillons. Erika éclate de son rire cristallin.
DANTHÈS
(agacé:)
A quoi bon cette mise en scène ? Votre mère ne peut nous voir. Vous auriez pu vous faire mal.
ERIKA
Je vous aime.
( nouvel accès de rire, cette fois en même temps que Malwina, les deux rires se confondent de Jaron étrange ; Erika porte la main à son front, même geste de Malwina ; ensuite on la voit nouer ses mains derrière la nuque, même comportement de Malwina ; mais le rire de la mère s’étrangle, devient comme un cri rauque révélant une prefonde souffrance)
LE BARON
Drückt es Sie sehr, meine Beste ?
MALWINA
( en se tâtant les côtes 🙂
Cela m’empêche de rire longtemps, Putzi.
ERIKA
Vous n’avez même pas remarqué ma robe.
DANTHÈS
Mais si.
ERIKA
Alors ?
DANTHÈS
Le blanc vous va à ravir, parce que c’est ce qui se rapproche le plus de la nudité. Si les couleurs habillent elles détournent l’attention.
ERIKA
( avec reproche:)
C’est la robe que Ma portait à votre premier rendez-vous …
DANTHÈS
( sans. conviction 🙂
Oui, je me souviens très bien, bien sûr.
ERIKA
L’avez-vous beaucoup aimée, pendant votre brève liaison, ou est-ce que cela est aussi une illusion qu’elle s’est donnée pour survivre ?
DANTHÈS
J’avais vingt-huit ans et la tête qui s’enflammait vite.
ERIKA
( ironique 🙂
Après trois années passées à Dachau …
DANTHÈS
Hmm… ( un temps )
L’ai-je beaucoup aimée ? Disons : je l’ai inventée avec beaucoup d’amour. .. De toute façon, l’amour est d’abord une œuvre d’imagination.
ERIKA
Depuis vingt-cinq ans, cette femme n’a jamais cessé de penser à vous.
DANTHÈS
Je n’aurais jamais cru que quelqu’un pût aller aussi loin dans la vengeance.
ERIKA
( avec une pointe d’hostilité:)
Quelle sorte d’homme étiez-vous au sortir du camp ?
DANTHÈS
Erika, ce qu’il y a de beau, là-dedans, de bouleversant, et probablement d’unique, c’est que tout y est presque complètement faux, inventé de toutes pièces et bien après l’événement. Je dirais même que c’est pourquoi je suis ici, et que j’essaie de faire de mon mieux. Comment se refuser à une telle création ? ( un temps )
Notre liaison a duré à peine six semaines …
ERIKA
Quelques jours suffisent parfois à tout donner … Ou à tout prendre.
DANTHÈS
Ecoutez … Vous dites à une femme : « Je vous aime », mais vous êtes pris de désespoir car ces mots, ces mots ne…
ERIKA
(l’interrompant:)
Vous savez, j’ai dû gagner ma vie très tôt, j’ai travaillé comme coiffeuse, comme vendeuse, comme hôtesse à la réception d’un aérodrome international, alors, je n’ai pas peur des banalités. Vous pouvez me dire :
«Je t’aime ».
DANTHÈS
Je t’aime.
ERIKA
Jean …
DANTHÈS
Oui ?
ERIKA
Vous avez oublié ?
DANTHÈS
Quoi donc ?
ERIKA
Vous ne souffrez plus ?
DANTHÈS
Si je…
MALWlNA
( elle commence à fredonner:)
«A yiddische marne … oumm … ta… oum … ta… »
LE BARON
Ah, wie wunderbar das Lied…
ERIKA
Quelle chance que Ma vous ait apporté son amour et sa merveilleuse, son extraordinaire vitalité juste à ce moment de votre existence. Elle a dû vous changer de…
DANTHÈS
Rien n’avait changé. Rien n’a pu changer.
ERIKA
Mais je voulais dire que…
ÜANTHÈS
Ni le monde ni moi n’avions changé !
ERIKA
Vous souffrez encore, vous souffrez …
MALWlNA
( toujours en train de fredonner 🙂
«A yiddische marne is azoï bitter wen sie felt … a yiddische marne … oumm »
LE BARON
Ah, si le prince von Kreutzen vous entendait, il la savourait tellement cette « yiddische marne ».
DANTHÈS
J’aurais dû…
ERIKA
Oui ?
DANTHÈS
J’aurais pu lutter, faire quelque chose…
ERIKA
En y laissant votre vie, comme tant et tant d’autres.
DANTHÈS
J’ai préféré ravaler toute colère, ne pas voir, ne pas entendre, mais être vu sans jamais me faire remarquer. Comme un enfant. ( un temps )
Un enfant brisé. Anéanti.
MALWINA
( continuant à fredonner:)
«… a zeine scheine matone, geschenk fin Gott, is a altitschke yiddische marne … marne … ma … oummm … » Ah, magnifique et charmant
von Kreutzen !
LE BARON
(riant:)
Le tendre philosémite.
MALWINA
Von Kreutzen croyait lutter contre Hitler en sauvant une yiddische marne.
( elle pouffe )
LE BARON
Der gute Mensch …
MALWINA
( toujours pouffant:)
une juive de Rostock, Putzi.
ERIKA
Vous méritiez de vivre. Il fallait que vous restiez en vie.
DANTHÈS
Je méritais de vivre la vie d’un enfant docile.
ERIKA
Vous n’y pensiez plus avec Ma …
DANTHÈS
Votre mère avait raison : l’Europe est à nous car nous avons l’art de demeurer en vie. J’ai toujours aimé le travail bien fait même s’il se révélait absurde. Je travaille beaucoup, tout comme à Dachau : avec ponctualité, amour-propre … ne me posant pas de question sur l’utilité de ce que je m’efforce d’accomplir. J’ai mérité de vivre à force de docilité, d’obéissance. Je suis l’ambassadeur du silence, Erika. ( une pause )
Oui, il y a bien la culture … qui nous excite. Mais serait-ce pour des anonymes que Mozart a écrit sa musique ?
ERIKA
On dirait qu’une partie de vous-même est …
DANTHÈS
Là-bas ou ici … je n’ai jamais cessé d’exagérer mon importance.
ERIKA
Ce n’est tout de même pas votre faute si vous êtes vivant !
DANTHÈS
Mais non … ce n’est pas ma faute : je méritais aussi de vous rencontrer.
(un temps)
Quant à votre mère…
( il hésite comme s’il cherchait ses mots )
ERIKA
Chut …
( elle rit, l’embrasse, le décoiffe, se recule pour scruter son visage, comme si elle voulait s’imprégner de ses traits )
Scène 12
( Erika, Malwina et le baron )
Malwina installée dans son fauteuil d’infirme. Erika assise sur le bord du transatlantique, s’enduit les bras et le visage de crème. Le baron se tient à sa place habituelle, derrière Malwina.
MALWINA
( se frappant la cuisse, d’une voix égrillarde:)
Ça vient, ma fille, tu es la plus belle de toutes !
ERIKA
Tu es contente, Ma ?
MALWINA
Il divorcera, et sans que tu aies à l’en prier.
ERIKA
Tu ne lui as pas pardonné sa faute, n’est-ce pas ?
MALWINA
Rien n’importait à Danthès en dehors de sa volonté de réussir sa métamorphose sociale.
ERIKA
A ses yeux, Ma, tous les amours sont des amours coupables. Tu n’as jamais réalisé l’enfer que furent pour lui ces trois années à Dachau.
MALWINA
Je te prie d’éviter le mouchoir. ( un temps )
Oui, bien sûr, la misère du monde. C’est une jolie façon de se consoler. Se réfugier derrière ces millions d’hommes qui crèvent de faim ou d’autre chose pour rompre avec une femme … C’était déjà un jeune homme d’une immense culture. Il ne pouvait donc échapper à la culpabilité.
Au fond, il n’a jamais eu que des problèmes culturels. De Dachau il n’en parlait guère, si ce n’est pour prétendre qu’il y avait désappris de vivre. Quelle sottise ! Il en était sorti dans l’état où il y était entré indemne.
Un bourgeois. Un rêveur qui fuit sans demander son reste dès que le songe menace de devenir réalité.
ERIKA
Tu m’as dit qu’il ne t’en avait jamais parlé.
LE BARON
Sa déception provient de ce que rien ne le touche vraiment.
MALWINA
Right.
Déçu par Dachau, déçu par sa carrière, déçu par sa femme…
( avec un petit rire ironique:)
J’étais la chance qu’il n’a pas su saisir, Erika …
( nouveau rire 🙂
Avec toi je lui en offre une autre.
ERIKA
Please, Ma !
MALWINA
E vero, no ? Non è vero ?.
LE BARON
Yes.
ERIKA
You, shut up !
MALW!NA
C’est à Dachau qu’il a appris à tirer son épingle du jeu.
ERIKA
Was sagst du, Ma !
MALWINA
Quand le camion a surgi, c’est Danthès qui était au volant, ne l’oublie pas. Dans ce cas aussi il en est sorti indemne !
Aaaah … ( de douleur )
LE BARON
Ach, die Schmerzen wieder …
MALWINA
(brutalement)
Bref, il sait qui tu es, hein ?
ERIKA
( après un silence )
Oui, il a deviné que j’étais ta fille.
MALWINA
( moitié constatant, moitié interrogeant 🙂
Ça a dû le… lU:i faire plaisir …
ERIKA
Peut-être.
MALWINA
Sure, my dear. ( un temps )
Tu lui plais ?
ERIKA
Mais …
LE BARON
So… so…
ERIKA
Idioot ! ( en allemand )
MALWINA
Ach, Quatsch ! cesse de faire l’enfant. Tu as mon type, chérie… Quelle ressemblance ! Nicht wahr ?
LE BARON
Unglaublich.
MALWINA
Danthès liebt die deutschen Frauen …
( Malivina et le baron rient )
Ce sont les femmes allemandes qui ont sauvé l’Allemagne, Erika.
Nous couchions avec ses vainqueurs, pendant que nos hommes les suppliaient à genoux de leur donner du pain et du travail.
Je suis la première femme avec laquelle il a fait l’amour après qu’il fût sorti de Dachau …
( nouveau rire de Malwina et du baron )
Je te le répète : il n’a toujours eu que des problèmes culturels. C’est un égoïste qui rêve de l’Europe du libertinage et de la… luxure des « hautes » (avec un petit rire) époques, mais qui n’aime vraiment que les lectures.
Ce sont des siècles à lire et à relire, mais de là à leur être fidèle… Je parie que la pensée qu’il couchait avec une Allemande, a suffi à le remettre d’aplomb.
( elle rit seule)
Cranach a tout vu. Il nous a vus, Erika. Jean au pied du Christ en croix qui tient la Mater Dolorosa entre ses bras, les mains et leurs jeux étranges.
Toute l’Allemagne est trouble… si délicieusement trouble … mais uniquement dans ce tableau. Ailleurs elle redevient balourde, fruste. Mais ici elle a son visage des grands jours, le plus amène, le visage d’une brute soudain merveilleusement éclairée par la douceur. Il n’y a pas de putains allemandes. Mais des fines garces. Des vierges joyeuses. Câlines. Non révélées. Des vierges-fillettes. Des innocentes.
ERIKA
( la gorge nouée : )
Alors, tu savais …
MALWINA
Je savais ! je savais !
ERIKA
Pourquoi ris-tu ?
MALWINA
Je me souviens de ses manies : il avait imaginé un rituel très compliqué.
( elle rit encore )
Il mimait la cruauté… et je mimais la souffrance. Il n’a jamais prétendu m’ôter le moindre vêtement, c’est à moi que cela incombait. Il m’insultait en allemand, Putzi.
LE BARON
Natürlich, il réinventait sa réalité.
ERIKA
( au bord des larmes 🙂
Il… il t’insultait en allemand ? ( Malwina rit en guise de réponse) ( court silence )
( Erika réprime un sanglot )
MALWINA
Tu pleures, ma fille…
Hmm … tu vois, Putzi, comme il est malin ?
LE BARON
Jawohl.
MALWINA
( d’une voix qui ressemble à celle d’Erika, s’exprimant comme un hôtesse à la réception d’un aérodrome international:)
Il y a dans la constitution de cet homme l’expression de quelque chose en trop, plutôt que de quelque chose en moins.
Scène 13
( Danthès, Jarde, le baron, les figurines, Malwina et Erika )
Jarde est assis en face de Danthès debout derrière son bureau. Danthès remue quelques papiers tandis que Jarde renifle l’air, se frotte le nez.
Dans l’espace vert on devine la présence de Malwina, Erika et le baron.
JARDE
Votre mémoire est prodigieuse, mais …
DANTHÈS
On parlera de moi plus tard, si vous le voulez bien. Vous êtes d’abord le médecin d’Erika. Il faut essayer de la sauver de sa mère.
(geste agacé de Jarde)
Décidément, vous ne paraissez pas très pressé… Cette jeune fille…
JARDE
Vous avez une prodigieuse mémoire pour oublier.
DANTHÈS
C’est la mémoire de Malwina von Leyden qui devrait vous sembler prodigieuse.
JARDE
Votre sentiment de culpabilité m’inquiète. Vous vous êtes découvert, en certaines circonstances …
DANTHÈS
( l’interrompant, très vite et ironique pour lui-même:)
Je ne pouvais avoir un comportement normal dans de telles circonstances, hein.
JARDE
A la bonne heure !
( il renifle à plusieurs reprises )
Vous avez réinventé vos tortionnaires de Dachau, tout comme plus tard vous avez réinventé Malwina von Leyden …
(puis riant:)
Souffrir les pires sévices de demi-dieux ce n’est déjà plus souffrir. Car c’est l’idée que vous ayez pu perdre toute dignité en certaines circonstances, qui vous est intolérable. Oh, ne vous frappez pas… Pourquoi croyez-vous que des millions de Juifs s’engouffraient dans les chambres à gaz, comme des voyageurs dans une rame de métro aux heures de pointe ? On ne recule pas impunément les frontières de la dignité, car à la longue on risque bientôt de ne conserver que l’illusion de la dignité.
Et l’illusion a toujours un goût de cendre, n’est-ce-pas ? ( une pause )
A propos, ce fameux accident dont fut victime Malwina von Leyden …
DANTHÈS
( comme s’il avait réfléchi entre-temps 🙂
Non, Jarde ! attendez … je refusais tout ! tout !
JARDE
Tsst … voyons … vivre à tout prix, c’est un choix. Et vous l’avez fait, n’est-ce pas ?
( court silence )
DANTHÈS
Oui.
( le baron s’est faufilé dans la surface de jeu et pousse une pièce en avant:)
LE BARON
Ddl-a4.
( Danthès se lève, contourne le bureau et garde l’œil fixé sur la surface de jeu )
JARDE
C’est très banal : notre désir est toujours de ne pas mourir.
DANTHÈS
Il a annoncé Ddl-a4 … Une feinte qui se déploie sans vergogne et prélude à une attaque.
JARDE
( comme si Danthès n’avait pas bougé de place:)
Il existe un rapport de gendarmerie sur ce fameux accident, et je l’ai eu entre les mains. Voyez-vous, votre sentiment de culpabilité me paraissait à ce point hors de mesure avec votre version …
DANTHÈS
( immobilisé à la limite de la surface de jeu 🙂
Vous faites la police maintenant… Ce doit être une idée à elle. Ma n’a jamais eu des amis, toujours des complices.
JARDE
D’abord, c’était bien vous qui conduisiez … ce que vous refusez d’admettre jusque dans vos tête-à-tête avec vous-même.
DANTHÈS
( se retournant d’une pièce 🙂
On trafique les rapports de police, Jarde.
JARDE
Ensuite, ce n’est pas avant l’accident que vous avez rompu avec cette femme, mais après l’accident.
DANTHÈS
( d’un ton jovial et revenant sur ses pas:)
Nous roulions vite car nous étions pressés de faire l’amour …
JARDE
(Danthès l’a contraint à se lever, mais il s’est laissé faire sans opposer de résistance:) Vous avez été frappé d’horreur à l’idée de vous charger d’une infirme de douze ans plus âgée que vous, et dont la réputation venait de vous être révélée dans tous ses détails.
DANTHÈS
( riant)
Marchons un peu…
( tenant Jarde sous le bras, il l’entraîne dans une « promenade » au ralenti:)
Oui, c’est moi qui conduisais…
( un rire )
JARDE
Vous avez pris peur pour votre carrière. Vous vous êtes discrètement fait nommer attaché d’ambassade à Pékin, laissant l’infirme paralysée sur son lit d’hôpital.
DANTHÈS
Vous êtes porté sur l’amour ?
JARDE
(gêné:)
Vous parlez de l’amour…
DANTHÈS
… physique, le plaisir … oui. ( un temps )
Ma en raffolait. L’amour était sa fonction essentielle.
( il rit )
C’eût été au-dessus de mes forces de continuer … avec, disons le mot, une infirme, comme si de rien n’était.
JARDE
Mais Danthès … il s’agit d’une monstrueuse supposition.
DANTHÈS
Ah, la formule est élégante. Eh bien, vous êtes dans l’erreur. Dès qu’elle fut sortie du coma, car je l’ai veillée pendant cinq jours, elle voulut m’arracher la promesse qu’il en serait ainsi.
JARDE
Vous … vous avez promis ?
DANTHÈS
Du bout des lèvres.
JARDE
Et vous avez pris la fuite …
DANTHÈS
Vous seriez resté ?
JARDE
C’est la réalité que vous avez fui. Vous la fuyiez déjà avant de rencontrer Malwina von Leyden.
( il voudrait s’arrêter de marcher )
DANTHÈS
(l’entraînant:)
Marchons, marchons … C’est absurde à dire, mais figurez-vous que Malwina a été victime de son tempérament …
JARDE
Vous croyez beaucoup en la culture car elle ne débouche sur aucune morale précise.
DANTHÈS
C’est moi qui conduisais, mais elle était si impatiente … vous connaissez les jeux de l’amour ?
( il rit )
C’est toute l’histoire de l’accident… Ces détails ne se trouvent consignés sur aucun rapport de police. Comprenez-vous à présent les raisons qui me font craindre pour sa fille ?
JARDE
Vous deviez avoir l’habitude de ces jeux…
DANTHÈS
Ça vous émoustille de causer du sexe, hein ? tout médecin que vous êtes…
( un temps )
( ses yeux tombent sur le baron toujours dans la surface de jeu, il abandonne le bras de Jarde )
(et tout en marchant vers la surface de jeu:)
Dans son bordel autrichien, qui lui rapportait gros, Malwina prétendait rendre tout son lustre à l’Europe entrée en agonie par la grâce de Hitler. Nous possédons une telle expérience des raffinements du sexe… Hélas, Malwina a prêché dans le désert. Le sexe a été assassiné, et il ne subsiste plus que quelques perversités collectives.
( d’une voix changée, entrant dans la surface de jeu 🙂
c7-c5.
( il a poussé une pièce… )
( les figurines commencent à s’animer, à piétiner, à se dandiner sur la musique de Mozart, très assourdie)
LE BARON
Da4-a3. ( même jeu )
JARDE
( comme si Danthès était toujours en face de lui 🙂
Ce serait dommage pour vous … C’est-à-dire pour cette jeune femme qui vous obsède si tendrement.
DANTHÈS
Tf8-c8. ( même jeu)
LE BARON
Ffl-bS !
La sortie « espagnole » du Fou du roi est infiniment plus efficace, chère amie.
( et tandis qu’il repousse la pièce, on entend Malwina applaudir avec discrétion)
DANTHÈS
à7-a6. (même jeu)
Scène 14
( Danthès et Erika)
Danthès et Erika se reposent dans l’espace vert. On entend en fond sonore, très assourdis, des extraits de la « Flûte enchantée », également le climat sonore habituel : oiseaux et grillons. Erika dans sa robe blanche des scènes précédentes. Danthès est couché de tout son long, on pourrait le croire assoupi si de temps à autre, on ne le voyait pas chasser de la main des mouches importunes. Erika penchée sur Danthès, elle introduit dans sa bouche des quartiers d’orange.
Rires conjugués de Danthès et d’Erika.
ERIKA
Encore ?
DANTHÈS
Oui.
( ils rient, etc.)
Oumm …
( un court silence, il se redresse, fixe Erika)
A quoi penses-tu ? Ne mens pas. Je vais te regarder et je saurai si tu me dis la vérité.
ERIKA
Jean, est-ce que c’est héréditaire ? Ma a dû faire plusieurs séjours dans des cliniques …
DANTHÈS
Ne dis pas de bêtises.
( une pause )
ERIKA
Tu es beau.
DANTHÈS
Faux. Je suis gentiment laid. Je l’ai toujours été.
ERIKA
Il n’y a rien chez toi qui soit gentiment quelque chose.
( une pause)
(puis faussement enjouée 🙂
Est-ce vrai que tu as rencontré Ma dans une maison de passe ?
DANTHÈS
Qui t’a dit cette horreur ?
ERIKA
Il paraît que Ma et le baron tenaient le meilleur bordel d’Europe, dans le Semmering.
DANTHÈS
La seule chose vraie, là-dedans, c’est que Malwina a toujours réussi dans ce qu’elle faisait.
ERIKA
De putain à maquerelle ?
DANTHÈS
Tu as trop d’imagination. Ma a certes fait tous les métiers, et quand une femme les fait tous, cela veut dire qu’il y en a un qu’elle ne fait jamais … sans quoi, elle n’aurait pas besoin de faire les autres. Elle aurait de l’argent. ( une pause )
On dirait que tu es triste ?
ERIKA
Je réfléchissais en allemand. ( un temps )
Ich liebe dich, Johannes.
( elle se met à fredonner une chanson en yiddisch 🙂
«Wie ! wie ! zenen meine kinderlech ? wie ! wie ! zenen meine kinderlech … »
DANTHÈS
(enchaînant:)
«… vaït, vaït, vaït …»
ERIKA
( à la fois triste et ironique 🙂
Vous connaissez aussi l’histoire de la juive de Rostock. ( un temps )
Et vous chantiez Mozart en duo … et toutes ces berceuses yiddisch qu’elle affectionne, n’est-ce pas ?
DANTHÈS
Assez parlé de Ma.
Ce qui lui arrive s’explique par une vie… tragique.
ERIKA
J’ai un peu honte de la trahir. Elle voit en moi une complice idéale qui te hait et qui veut te détruire …
DANTHÈS
Tu le fais très bien.
ERIKA
Quoi ? Je te détruis ?
DANTHÈS
Il ne reste plus grand-chose à détruire. Encore un effort et il n’y aura plus d’ambassadeur. Ce sera merveilleux. Il y a si longtemps que je cherche à me fuir. J’ai parfois la sensation de n’être plus que le rêve de quelqu’un …
Je ne sais si je vous ai dit la raison véritable de notre rupture.
ERIKA
( très vite 🙂 .
Tu as rompu avec Ma parce qu’elle avait d’autres amants en même temps que toi.
DANTHÈS
Je ne vois pas pourquoi nous sommes en train d’évoquer tout cela.
ERIKA
( la voix brisée:)
Eh bien, je pense que c’est plus fort que nous …
DANTHÈS
Ne pleure pas. Je t’en prie.
ERIKA
Même aujourd’hui elle refuse d’admettre que tu avais affreusement souffert avant de la rencontrer. Elle voudrait que je t’épouse. Mais je dois me refuser à toi et prendre des amants pour t’humilier. Parfois, je la déteste. C’est une vengeance qui n’est plus de ce temps …
(puis dans un cri:)
Elle voudrait que je te pousse au suicide … La vérité, Jean, c’est que je crois qu’elle est folle et que c’est… héréditaire.
DANTHÈS
Erika !
( Il la serre convulsivement contre lui, la couvre de baisers)
( Erika se transforme, perd graduellement toute pudeur, c’est elle qui guide les mains de Danthès éperdu de passion,· elle reste un moment à le contempler, puis commence posément à se dévêtir)
ERIKA
Johannes, mein Liebling…
(puis avec la voix d’une hôtesse à la réception d’un aérodrome international:)
Il n’y a rien que je ne te permette de faire, mon amour. Nous avons beaucoup de temps, sûrement de longues heures, avant qu’elle ne revienne. ( en même temps la musique de Mozart et une voix de femme admirable attaquant l’air célèbre : « Sag’ ist es Liebe, was hier so brennt ? », etc.)
Scène 15
( Danthès, Erika, Julio Amedeo Nitrati, le Roi blanc)
Même ambiance de fête joyeuse que dans la scène 5. Les figurines dansent, se promènent ou participent à des farandoles. Nitrati en Fou noir. Erika et Danthès déguisés en personnages de la Renaissance ; ils dansent, rire cristallin d’Erika.
En fond musical : un extrait de la « Flûte enchantée ».
ERIKA
Vous êtes splendide, monseigneur.
DANTHÈS
Merci.
ERIKA
C’est une fête inoubliable, grâce à vous.
( en même temps dans l’espace vert, la voix de Malivina 🙂
MALWINA
Qu’est-ce que tu vois, Putzi ?
DANTHÈS
Je suis enfin à la hauteur de votre imagination.
ERIKA
Oh oui, monseigneur.
DANTHÈS
Mais voilà qui n’est guère rassurant, chère amie. Demain lorsque surviendra le moment de me comparer à mon double d’époque, je me sentirai une lourdeur de cent tonnes. Maladroit, plein de présence, un empêcheur …
ERIKA
ln Deutsch, Johannes …
DANTHÈS
Ja, unvergessliche Frau !
ERIKA
Verliebt.
DANTI-IÈS
Verhungert.
ERIKA
Unersattlich.
Je suis heureuse !
DANTHÈS
lch bin glücklich, Erika …
ERIKA
Monseigneur, vous parlez si bien de l’amour.
DANTHÈS
( la faisant tournoyer 🙂
Erika ! Erika !
( le rire de la jeune fille, tandis qu’autour d’eux les exclamations joyeuses s’amplifient)
(flanqué du Fou noir, le Roi blanc s’approche arborant un large sourire 🙂
LE ROI BLANC
Vous devez être dans un_bon jour, si j’en crois le visage radieux de votre compagne …
ERIKA
( d’une voix excitée, méconnaissable, à bout de souffle:)
Il est mon rêve. Mon rêve inimitable. Messeigneurs ! messeigneurs ! Quelle frénésie ! Welcher Wahn ! Je ne sens plus mon corps, messeigneurs!Ich fühl mich selbst nicht mehr !
LE ROI BLANC
What a fantastic woman, my goodness ! Sacré chançard !
( il a mis une main sur l’épaule de Danthès )
LE FOU NOIR
( légèrement en retrait:)
Sicher eine aussergewi:ihnliche Frau !
DANTHÈS
( avec un sourire contraint 🙂
Les entendez-vous, Erika ?
ERIKA
( enivrée par la musique 🙂
Viens… viens …
( elle cherche à l’entraîner, mais une farandole les bouscule à ce moment précis, cris joyeux, le Roi blanc est repoussé vers Erika, qui l’accueille les bras ouverts ; la farandole s’éloigne avec Erika entraînée par le Roi blanc et le Roi noir)
( Danthès a fait mine de suivre le mouvement, mais il est retenu par son habit, se retourne et aperçoit le Fou noir )
LE FOU NOIR
Moment, bitte…
DANTHÈS
Quoi ?
LE FOU NOIR
Julio Amedeo Nitrati.
DANTHÈS
Que me voulez-vous ?
LE FOU NOIR
Excusez-moi de vous déranger, Excellence. Je suis venu ici uniquement par égard pour votre éminente position. Vous devez sûrement connaître _mon nom par notre amie commune, la baronne von Leyden.
DANTHÈS
( il veut rejoindre la farandole )
Non.
LE FOU NOIR
N’y courez pas. Je viens vous épargner des malheurs.
DANTHÈS
Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous foutez là ?
LE FOU NOIR
Décidément, vous ne paraissez pas vous en souvenir.
( au milieu des cris et de !a musique, on distingue le rire d’Erika )
Ne risquez pas un esclandre pour cette jeune fille, entendez-la rire : elle s’amuse comme une folle.
DANTHÈS
(Nitrati le retenant par la manche de son pourpoint:)
Bas les pattes !
LE FOU NOIR
Aucun danger que je m’en offusque … J’en ai entendu d’autres et dans bien des langues. Probieren Sie das einmal auf Deutsch, bitte nummer 6. 734…
DANTHÈS
Qu’est-ce que cela signifie ?
LE FOU NOIR
Diese Sachen klingen immer besser in Deutsch, nicht wahr ?
( on entend le rire devenu hystérique d’Erika )
Je vous disais bien que la jeune fille pouvait attendre …
DANTHÈS
( d’une voix blanche:)
Répondez-moi.
LE FOU NOIR
J’ai toujours accueilli avec sympathie la procession des amants innombrables de Malwina von Leyden, d’autant qu’elle n’a jamais lésiné pour les pourcentages qu’elle m’accordait sur ceux que je lui procurais. Ce banquier de Düsseldorf, par exemple …
DANTHÈS
C’est elle qui t’envoie ? Tu veux de l’argent, crapule ?
LE FOU NOIR
Un peu de tenue, mon prince ! elle et moi ne travaillons plus ensemble depuis un quart de siècle. Et c’est surtout à cause de vous, hein ?
L’accident, la paralysie … le chômage, quoi.
DANTHÈS
Combien veut-elle ? Terminons-en, pour l’amour de Dieu !
LE FOUNOIR
Quand je vous dis que la baronne n’est plus dans le coup. Rassurez-vous, monseigneur. Par contre, je suis en droit de vous réclamer des arriérés considérables … Un manque à gagner d’un quart de siècle, hein. Cette folle, elle vous aimait au point de vouloir me laisser tomber, et son accident c’est aussi votre affaire, excellence …
DANTHÈS
Fripouille … tu espères que je vais me gêner pour te casser la figure ?
LE FOU NOIR
C’est qu’en vérité, je me méfie. Vous savez, Bürgel, votre ami de Dachau, il m’en a raconté des choses sur votre compte. Pas à dire, vous saviez y faire…
DANTHÈS
( très bas:)
Bürgel.
LE FOU NOIR
Ja, Helmuth Bürgel. ( un temps )
Mais nous parlerons de Bürgel et sa très intéressante confession, une autre fois. Voyez-vous, Danthès,
(puis se ravisant, sur le mode ironique:)
monseigneur, vous êtes un homme compliqué … Vous avez tant de vies … tant de vies gui se chevauchent, et comme je suis plutôt curieux de nature, j’ai trouvé le moyen, un moyen sûr, de me refaire …
( dominant le brouhaha : le rire hystérique d’Erika )
Une fille splendide, hein ? C’est le portrait de Ma tout craché, la Ma des vertes années …
( riant )
DANTHÈS
Fixez votre chiffre et laissez-moi tranquille …
( il semble cloué sur place )
LE FOU NOIR
Je venais vous proposer quelques documents que je suis prêt à vous céder pour une certaine somme.
DANTHÈS
Non… pas besoin de les voir. Je veux les négatifs. Fixez la somme. Vite.
LE FOU NOIR
Si je le faisais tout seul, vous auriez l’impression que je surestime la marchandise. Sa valeur ne peut dépendre que du prix que vous attachez à la Jeune personne.
DANTHÈS
( d’une voix automatique 🙂
Quelle personne ?
LE FOU NOIR
Qui rit si effrontément là-bas …
DANTHÈS
Nitrati !
LE FOU NOIR
( tout en tendant à Danthès une liasse de photos 🙂
Je sais à quel point tout ce qui concerne l’Europe vous touche et vous préoccupe … Ce serait dommage qu’un homme tel que vous puisse être jeté en pâture au public, victime de ragots, calomnié pour son passé de… victime de la barbarie fasciste … Allons, triez-les … Un Européen de la plus belle eau suspecté de … Pardonnez-moi la mauvaise qualité du tirage, mais c’est du travail d’amateur.
( mais encore une fois dominant le brouhaha de la fête, s’élève une voix de femme d’une pureté extrême:)
«Sag’ist es Liebe, was hier so brennt ?», etc.
( et Nitrati de poursuivre après un court arrêt:)
Irréfutable, pas vrai ? ( un temps)
C’est bien la fille de Ma qui rit là-bas, hein … ( un temps) ( un doigt pointé sur une photo:)
L’image est suffisamment nette, c’est bien elle sur la photo… à quatre pattes, les jupes retroussées, la bouche pleine. ( un temps )
( très bas, en confidence:)
Les deux hommes … on dirait des brutes nazies. Même gueule que les anciens… ( un temps )
Elle fait ça comme sa mère…
( une pause )
A présent nous pouvons fixer la somme. Mais à vous de jouer le premier. Combien pour les négatifs ?
DANTHÈS
( d’une voix égarée 🙂
Erika …
LE FOU NOIR
Elle rigole… Dans votre monde on adore s’amuser sur la musique de Mozart.
( Danthès lance les photos à la figure de Nitrati)
Evidemment. C’est toujours la première réaction.
DANTHÈS
Erika !
( d’un mouvement inattendu, il tire son épée du fourreau )
LE FOU NOIR
Ramasse les photos, imbécile !
DANTHÈS
Je vais te tuer, salaud.
LE Fou NOIR
Comme ça… un homme désarmé … monseigneur n’y pense pas …
DANTHÈS
Je vais te tuer, Nitrati … te tuer !
LE FOU NOIR
(prenant peur, à la cantonade:)
Eh ! holà ! à l’aide ! monsieur l’ambassadeur est devenu fou …
( il fait un pas en arrière, fouille dans son pourpoint et brandit tout à coup un poignard:)
Ramasse les photos, prince des couillons, et signe-moi un chèque, hein !
( reculant toujours 🙂
Ils vont venir … et la petite, qui rigole aussi bien que la vieille, hein?, verra de ses yeux …
DANTHÈS
Nitrati !
( il bondit sur son adversaire l’épée haute)
( le Fou noir esquive d’un saut de côté, tout en éclatant de rire 🙂
LE FOU NOIR
Raté, si tu continues, j’appelle la compagnie…
( nouveau coup porté par Danthès — accompagné d’un cri sourd )
Yah ! raté …
( Danthès récidive)
Yah ! raté…
Partout, tu t’es payé du bon temps …
( Danthès récidive)
Yah ! raté…
( les deux hommes sont entourés par les figurines, on entend le chant de Mozart et la musique plus forte)
( les figurines applaudissent à tout rompre, cris de joie )
Un chèque pour les films … et c’est fini. Parole.
DANTHÈS
(frappant avec un cri sourd:)
Cochon !
LE FOU NOIR
( nouveau saut de côté:)
Yah ! holà… attention, mon cocu…
( Danthès récidive)
( nouveau saut de côté:)
Une épée ! Merde …
Cours ramasser les photos, imbécile … ( Danthès avance sur lui à pas comptés) Alors il est passé ton coup de sang… ( Nitrati rit avec contrainte 🙂
Fais-moi le ce chèque et on n’en parle plus.
DANTHÈS
Tu vas mourir.
LE FOU NOIR
( il commence à s’affoler, car autour de lui il ne rencontre que gaieté, excitation, encouragements… )
A l’aide ! une épée ! une… Idiots ! vous ne voyez pas qu’il est devenu fou… que c’est pour de vrai !
C’est pour de vrai !
( il recule toujours pour échapper à Danthès 🙂
Pauvre naïf… mais, mais … comment tu as fait, à Dachau … Hypocrite … comme si tu ne savais pas que la fille était pareille à sa mère … deux putains… des courtis …
( bandant ses forces il a lancé son poignard sur Danthès, qui ne fait rien pour l’éviter mais l’arme ne l’atteint pas)
( les figurines applaudissent à tout rompre)
( Danthès est maintenant tout près de Nitrati… )
Non… noooonnn !
( Danthès le perce de son épée, Nitrati tombe en poussant un cri terrible) ( des applaudissèments, mais quelques figurines se précipitent)
( exclamations de frayeur de certaines figurines penchées sur le corps de Nitrati, tandis que d’autres complimentent Danthès pour ce coup magnifique, ce jeu si excitant qu’il a imaginé : être anglais, français, italien, allemand)
( le chant a cessé entre-temps)
( les Rois noir et blanc ont fait leur réapparition — hilares, bombant le torse, se donnant des bourrades, ils s’approchent de Nitrati étendu sur le sol).
Scène 16
( Malwina, Erika, le baron, Danthès et les figurines)
A la tombée du jour. Malwina est assise dans son fauteuil d’infirme au milieu de l’espace vert. Encore des grillons. Erika en robe blanche est couchée sur son transatlantique. Le baron se tient derrière le fauteuil de Malwina.
Danthès arpente le salon XVIIIe siècle tout près de la surface de jeu. Piétinements des figurines, leur respiration oppressée, un extrait de la
«Flûte enchantée » de Mozart.
ERIKA
Ma, tu devrais rentrer. Tu frissonnes …
( un silence )
Ma…
MALWINA
Donne-moi mon châle.
( Erika se lève, cherche un moment le châle, le trouve sur l’accoudoir du fauteuil de Malwina, le déploie et en couvre les épaules de sa mère)
Je ne sais pas ce que j’ai, aujourd’hui, mais je me sens un peu triste. Il est certain qu’après ton mariage, nous ne pourrons plus vivre comme auparavant. Tu auras à tenir ton rôle d’ambassadrice… ( une pause)
Erika … Tu ne dis rien ? ( un temps)
What happens with her ?
LE BARON
Ask yourself, my dear.
MALWINA
Alors ça a marché comme sur des roulettes ? (à Erika)
Mais est-ce vrai qu’il se laisse manipuler en tout petit garçon ?
ERIKA
( d’une voix lasse:)
Je te l’ai dit : il s’imagine réellement que tu ne sais rien, que pour toi nous venons de nous rencontrer pour la première fois, que tu ignores tout de nos rapports, de notre tendre amitié …
MALWINA
Was meinst du, Put.zi ?
(puis sans transition 🙂
C’est un homme tellement imbu de lui-même qu’il ne lui vient pas à l’esprit une seconde qu’il puisse être dupé.
( le baron observe Danthès qui arpente toujours le salon XVIIIe siècle et qui longe la limite de la surface de jeu)
Est-ce qu’il a demandé le divorce ?
LE BARON
( il quitte l’espace vert, et en même temps 🙂
d4 x cS, mange.
( même jeu que précédemment)
( les figurines piétinent, se dandinent sur la musique de Mozart très assourdie)
ERIKA
Je sais qu’il y pense.
( Danthès se précipite dans la surface de jeu, heurte 011 percute des figurines, dont les piétinements s’accélèrent)
DANTHÈS
66 x cS, mange. ( même jeu que précédemment)
MALWINA
( dans le même temps:)
Je pense qu’il divorcera et qu’il nous épousera … Nous serons ambassadrices … Il a cinquante ans, cela nous donne treize ans de carrière, et si l’on compte trois ans par poste diplomatique, cela nous fait quatre postes.
C’est dans la poche, tu vois bien, Putzi, que j’avais raison d’y croire.
LE BARON
( toujours dans la surface de jeu mais de la même voix que s’il se trouvait derrière le fauteuil de Malwina 🙂
Ja, nur schade dass dieser Mensch sich nie beeilt ! o‑o, roque ! ( même jeu que précédemment)
( Malwina commence à rire mais s’étrangle, et sa respiration en devient oppressée)
Ach, wieder die Schmerzen …
MALWINA
( en se comprimant la poitrine:)
Putzi a raison, il faut qu’il se décide vite. Je ne suis plus jeune. Mais ne lui accorde rien, ma fille. Un baiser, c’est tout. Rappelle-toi que les hommes qui sont obsédés par une femme n’ont qu’un moyen sûr de s’en débarrasser : c’est de coucher avec elle. C’est la fin de l’imagination.
DANTHÈS
Ta8-a7. ( même jeu que précédemment)
LE BARON
Manœuvre anarchique tout à fait irréfléchie. C’est la même faute commise par Geller contre Furman.
(puis à Malwina comme s’il se tenait tovjours derrière son fauteuil:)
Demande-lui ce qu’il en est exactement.
ERIKA
Qu’entend-il par là, cet idiot ?
MALWINA
(glaciale:)
Il a essayé ?
ERIKA
Tu es jalouse, n’est-ce pas Ma ? Si je te disais que je me mets à l’aimer, tu serais horriblement malheureuse ?
MALWINA
Ne dis donc pas de bêtises.
LE BARON
Fb5-é2. ( même jeu que précédemment)
MALWINA
( dans le même temps 🙂
She is flushing, Putzi !
ERIKA
Oh, ne crains rien. Je te taquine, c’est tout.
LE BARON
( à Malwina comme s’il se tenait derrière son fauteuil:)
On approche le symbole très général du cloaque, chère amie.
DANTHÈS
(gagné par les piétinements et le dandinement des figurines:)
Cb8‑d 7. ( même jeu que précédemment … mais plus rapide)
MALWINA
( en yiddisch 🙂
‘S windert mirh meidele …
ERIKA
(idem)
Bitte, Ma, die verregst mirh mit azelche werter !
MALWINA
Tourne ton visage vers moi. Tu ne me présentes que ton profil.
LE BARON
Cf3-d4 ! ( même jeu que précédemment mais plus rapide) ( à Malwina comme s’il se tenait derrière son fauteuil:) Gardez-vous de la brusquer, ma chère.
ERIKA
( elle ôte les lunettes noires qu’elle portait depuis le début de la scène)
Schweig, Putzi ! Warum kannst du nicht ein Mal still sein !
DANTHÈS
Dé7-f8.
( trébuchant, la respiration oppressée, on perçoit soudain le climat sonore de l’autoroute : la chanson de marche « Erika” et le vrombissement de moteurs de voitures)
MALWINA
J’espère tout de même que tu n’as pas couché avec lui ?
LE BARON
( comme s’il se tenait derrière le fauteuil de Malwina 🙂
Ach ! Quatsch… zu schnell und zu schwierig !
DANTHÈS
( la voix rauque,· chevauchant les deux dernières répliques le rire cristallin mais sans doute forcé d’Erika)
Erika …
MALWINA
( riant à son tour et en pa,fait accord avec sa fille, de telle manière que les deux rires se confondent, et ce pendant quelques secondes)
Tu me rassuœs. Tu me rassures beaucoup.
( mais tandis que le rire d’Erika se soutient sans défaillance, celui de Malwina se brise — elle respire avec peine:)
Je suis sans préjugés, mais il existe tout de même certaines choses …
LE BARON
( en même temps:)
Cd4 x é6, mange. ( même jeu que précédemment)
(puis à Malwina comme s’il se tenait derrière son fauteuil:)
Mal posé et agressif en plus. Tu t’exprimes comme si nous étions encore dans ton château-bordel du Semmering, ma chère.
MALWINA
Halt’s Mau!!
DANTHÈS
f7 x é6, mange. ( même jeu que précédemment)
( il respire avec difficulté, affolement des figurines)
( on entend distinctement la chanson de marche « Erika », qui de l’autoroute gagne la surface de jeu — la musique de Mozart de plus en plus assourdie)
ERIKA
(faussement enjouée 🙂
Oh, mir wird’s ganz komisch, Ma…
MALWINA
Tu as la voix qui sonne faux.
ERIKA
( à la torture:)
Lass mich, du machst mich wahnsinnig !
MALWINA
( en yiddisch 🙂
Die redst wie a klein meidele … Oï vaï mirh, Putzi… Zie spielt liebe mit dem goï…
ERIKA
Tais-toi, Ma !
MALWINA
What did you say ?
LE BARON
( comme s’il se tenait derrière le fauteuil de Malwina 🙂
J’étais sûr que tu risquais gros avec un homme dont la complexion est aussi anarchique.
é3-é4 ! ( même jeu que précédemment)
ERIKA
Tu es jalouse.
DANTHÈS
d5-d4. ( même jeu … mais il glisse, tombe… )
Erika … Erik …
( sa voix est étoefée par les piétinements, la respiration oppressée des figurines qui l’entourent, la chanson de marche « Erika »)
MALWINA
Putzi, ma fille se com,porte comme une sauvage !
(puis très vite à Erika:)
Je crois que le moment est venu de te le dire. C’est plus prudent.
ERIKA
Tu es jalouse. Jalouse d’un homme que tu inventes depuis vingt-cinq ans. Jalouse d’un homme que tu n’as pas su aimer.
MALWINA
J’aurais dû me méfier davantage de tes emballements, ma petite.
LE BARON
( en même temps 🙂
Cette faute épouvantable est le coup perdant.
( la confusion la plus totale s’est installée dans la surface de jeu, Danthès tente de se dépêtrer des pieds et des jambes des figurines qui l’entourent, il respire bruyamment, il tente de parvenir jusqu’au baron mais échoue et disparaît sous un amas de figurines — respiration oppressée, cris, gémissements, etc.)
ERIKA
Il n’est plus le même homme que tu as connu.
MALWINA
Je tiens donc à mettre les points sur les i afin d’éviter des drames.
ERIKA
C’était un autre Danthès que tu aimais …
MALWINA
J’étais enceinte, ma fille, de ton rescapé de Dachau au moment de l’accident. Mais tu le sais comme moi que Danthès étant ce qu’il est, il aurait pu fort bien s’accommoder de mon désastre, de mon infirmité … Mais lorsqu’il apprit que l’accident avait coûté la vie à l’enfant que je portais …
( elle part de son rire rauque, profond, rapidement essoufflé )
ERIKA
Sale menteuse !
LE BARON
( revenu à sa place habituelle, derrière le fauteuil de Mahvina 🙂
Votre mère ne vous ment qu’à moitié, ma chère.
MALWINA
Ganz recht. ( un temps )
Et je n’ai aucun regret d’avoir menti. Car tout est malheur dans l’existence.
ERIKA
Lügnerin … tu n’es qu’une sale menteuse !
LE BARON
Ne criez pas ainsi.
MALWINA
Thank you. ( un temps)
L’enfant que je portais a survécu à l’accident. Eh oui, ma fille, j’espère ne pas trop te décevoir, mais Danthès est ton père… Danthès est ton père.
( Erika étouffe un cri, puis commence à rire doucement, mais ce n’est plus son rire cristallin, mais le rire rauque, rapidement essoufflé de sa mère)
( Malwina surprise par cette réaction, elle la croit de connivence et commence à rire à son tour)
( au baron:)
She is lovely, isn’t she ?
LE BARON
( avec une pointe d’inquiétude 🙂
Yes… beautiful, but …
( Erika a remis ses lunettes noires, elle contourne le fauteuil de Mahvina, bouscule le baron qui tente de lui barrer le passage:)
C’est tout à fait inutile, Erika …
( Erika disparaît dans l’amas des figurines amonceleés dans la surface de jeu)
MALWINA
Mais quelle mouche pique donc ma fille ?
( un silence)
LE BARON
Das ist alles Quatsch, Liebling.
MALWINA
( elle fredonne à son tour la chanson de marche « Erika »)
Il y avait, là d’où je viens, une chanson où il était question de chats châtrés qui se mettent à donner des conseils d’amour.
LE BARON
(fredonnant à son tour 🙂
«Wie ! wie ! zenen meine kinderlech, wie ! wie ! zenen meine… »
MALWINA
Non, pas la chanson de la juive de Rostock.
( riant de son rire rauque, rapidement essoufflé, elle recommence à fredonner, puis à chanter « Erika » 🙂
«Auf der Heide blüht ein kleines Blümelein, und das heisst Erika »
«Heiss von hunderttausend kleinen Bienelein wird umschwarmt Erika » … ( en même temps la chanson « Erika » s’installe progressivement dans tout l’espace scénique, le chœur des soldats en marche et les cuivres accompagnant en quelque sorte Malwina).
La Hulpe, septembre 1972.
Paris, janvier 1976.
