“Europa”

“Europa”

Le 30 Mar 1988

A

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L’e­space scénique

Au cen­tre de l’e­space scénique les 64 cas­es d’un échiquier : la sur­face de jeu. A gauche la pelouse d’un jardin : l’e­space vert.
A droite un salon style XVI­I­Ie siè­cle : le bureau.
Con­tiguë au salon, une por­tion d’au­toroute à deux ban­des délim­itées à la chaux.

Per­son­nages :

Jean Dan­thès, l’am­bas­sadeur ;
Mal­wina von Ley­den, la baronne ;
Eri­ka von Ley­den, la fille de Mal­wina ;
Putz zu Stern (Putzi), le baron ;
Jarde, le psy­chi­a­tre ;
Julio Amedeo Nitrati — le Fou noir, le maître chanteur ;
Le Roi blanc ;
Le Roi noir ;
Les fig­urines-per­son­nages du jeu d’échecs.

Scène 1

( Mal­wina, Eri­ka et le baron dans l’e­space vert )
Quand l’ac­tion com­mence, ils s’y trou­vent groupés dans une atti­tude héraldique. Mal­wina instal­lée dans un fau­teuil d’in­firme. Eri­ka couchée sur un transat­lan­tique, le vis­age au soleil,·des lunettes noires dis­sim­u­lant ses yeux. Le baron se tient der­rière Mal­wina.
Un silence pro­longé que trou­blent cepen­dant des chants d’oiseaux, des gril­lons.

MALWINA
( elle soupire:)
Dia­ble, qu’il fait chaud aujour­d’hui

ERIKA
Hmm …

( nou­veau silence, nou­veau soupir de Mal­wina, Eri­ka se redresse pour con­tem­pler sa mère)

MALWINA
Quand donc ces mouch­es cesseront-elles de m’a­gac­er ?

ERIKA
Tu as le vis­age tout moite.

MALWINA
( sans tourn­er la tête:)
Tu crois que ces sales besti­oles aiment ça ?

ERIKA
( se recouchant:)
Mais non, Ma.
( nou­veau silence, Mal­wina s’es­suye déli­cate­ment le vis­age à l’aide d’un mou­choir)

MALWINA
Ah, le bon soleil… ( un temps)
J’e­spère que tu en prof­ites ?

ERIKA
Oui.

MALWINA
Com­mence donc par retrouss­er tes manch­es, hein. J’e­spère que tu as les jambes nues ?

ERIKA
Oui.

MALWINA
( imi­tant le ton dés­abusé de sa fille 🙂
Oui… ( un temps)
Cet homme a beau être un esthète, il n’en appré­cie pas moins ce qui fleure bon la san­té. Un peu d’ex­ubérance, ma fille, un zeste de gai­eté par-ci, par-là.
Tu ne saurais croire com­bi­en cela compte dans les sen­ti­ments d’un homme mûr, la gai­eté d’une jeune per­son­ne …
( elle rit)

ERIK
Je suis gaie à mes heures.

MALWINA
Veille au moins à ce que ce ne soit pas à con­tretemps.
( une pause )
Est-ce que ça va, Putzi ?
( le baron répond par une légère pres­sion de la main sur l’é­paule de Maliv­ina, laque­lle à son tour lui touche la main mais d’une pres­sion encore plus légère )
Putzi va bien.
Qu’est-ce que tu vois ?
( sourire du baron, Mal­wina tourne la tête )
Ne me dis pas que sa vil­la est jolie ou con­fort­able car cela je le sais.
( elle braque une paire de jumelles vers un point imag­i­naire )

ERIKA
Et s’il se doutait de quelque chose ?

MALWINA
Il ne fera rien pour douter : sa con­science le lui inter­dit.

ERIKA
Pour­tant la voiture dans laque­lle il s’ex­hibe …

MALWINA
Dan­thès n’est qu’un fétichiste, tiens-toi le pour dit. Son His­pano 1927 c’es le car­rosse de ses amours.

ERIKA
De vos amours, Ma…
MALWINA
( très vite : )
What do you insin­u­ate, my dear ?

ERIKA
( sèche­ment 🙂
Das ist keine Antwor

LE BARON
Men­sch ! Eri­ka …

MALWINA
Quatsch nicht, Putzi !

ERIKA
La même voiture, Ma, et en ces lieux où toi et lui vous avez…

MALWINA
Rien n’est sacré, ma jolie. La preuve c’est que per­son­ne n’aime vivre et peut-être encore moins se sou­venir de ce qu’il a vécu à ses dépens.
Dan­thès ne vit et ne se sou­vient qu’à mes dépens, hein.

ERIKA
Après tant d’an­nées il t’est facile de penser à sa place.

MALWINA
He will look for his plea­sure where he got it, that’s the truth.

ERIKA
Tu y as trou­vé ton plaisir, et c’est de ton plaisir que tu te sou­viens
( elle ôte ses lunettes noires d’un geste nerveux)

LE BARON
Right, but…

MALWINA
Putzi, shut up !
(puis très vite 🙂
Tu tomberas sans te faire de mal. Que cela reste char­mant. Tu chuteras avec grâce.

ERIKA
Je ne tomberai pas : je feindrai.

MALWINA
La bicy­clette ?

ERIKA
Je n’ai rien oublié.

MALWINA
Au fond, je préfère la sim­u­la­tion

ERIKA
A cause de la robe, je parie.

MALWINA
( souri­ante 🙂
Ja, mein Schatz.

ERIKA
Tu devais être adorable dans tout ce blanc.
( elle quitte la posi­tion allongée, s’assied sur le bord du transat­lan­tique, fix­ant Mal­wina ;

MALWINA
Tu le seras davan­tage.

ERIKA
Et s’il ne s’ar­rê­tait pas ?

MALWINA
( vul­gaire et en riant:)
N’a jamais eu les yeux en poche, ce type.

ERIKA
( avec une répro­ba­tion amusée:)
Ma…

MALWINA
Tu pens­es si je le con­nais un peu… J’ai la pra­tique de ces grands bour­geois Leur âme porte mon­o­cle mais leur ven­tre, Eri­ka, leur ven­tre qui les fait se mou­voir sans ciller des yeux pour autant, c’est lui qui nous les rend sup­port­a­bles.

LE BARON
Jawohl, ganz recht.

ERIKA
Schweig !

MALWINA
Méfie-toi de Mozart, c’est un mani­aque de Mozart, oui, beau­coup moins de Beethoven, trop vio­lent par­fois, du moins à son gré. Il préfère le cati­mi­ni, les pointes qui don­nent du vague à l’âme.

ERIKA
( vul­gaire de la même façon que Mal­wina précédem­ment:)
Vous chantiez en duo, hein ?

MALWINA
Cer­to… mais on s’ac­com­pa­g­nait au clavecin.

LE BARON
Love­ly.

ERIKA
( tou­jours vul­gaire:)
Yeah !
( Mal­wina s’est mise à chan­ton­ner, et tout soudain — quoique d’une manière imper­cep­ti­ble — le cli­mat sonore de l’e­space vert se déglingue, on perçoit des réminis­cences des cli­mats sonores de la por­tion d’au­toroute, du salon XVIII• siè­cle et de la suiface de jeu ; nous pré­cisons d’une manière imper­cep­ti­ble car ces réminis­cences res­teront loin­taines, “nos­tal­giques”, et cesseront tout aus­sitôt que Maliv­ina recom­mencera à par­ler)

MALWINA
(riant:)
Ça cha­touille même si ma voix n’est plus que l’om­bre de ce qu’elle fut ..
( elle recom­mence à chan­ton­ner avec le même résul­tat)

ERIKA
C’est très beau.

MALWINA
Exci­tant, ma fille.
( elle recom­mence à chan­ton­ner avec le même résul­tat )

LE BARON
Beau­ti­ful.

MALWINA
Même qu’au­jour­d’hui c’est rauque …
( elle tente de mon­ter de plusieurs octaves, mais échoue avec le même résul­tat )

LE BARON
What a pity, my dear.

MALWINA
Ach, halt dein Maul !

ERIKA
Tu man­ques d’ex­er­ci­ce

MALWJNA
De poumons, cara mia… ( un temps )

Jamais plus Mozart ne me fera encore le même effet, jamais plus depuis ce…
( elle se tâte la poitrine )

ERIKA
Le corset te com­prime, n’est-ce pas ?

MALWINA
Si d’aven­ture il te pro­po­sait un qua­tre mains avec Mozart au pro­gramme saute sur l’oc­ca­sion.

ERIKA
Je chanterai aus­si.

MALWINA
Oui, mais seule­ment s’il te le demande.
( elle rit en se com­p­ri­mant la poitrine, elle rit de plus en plus fort, son rire est entre­coupé de spasmes )

LE BARON
Ach ! die Schmerzen wieder.

ERIKA
Con­tin­ue comme ça et tu vas t’é­touf­fer.
( elle se lève, s’ap­proche tout près de Mal­wina )

MALWINA
C’est sa tête qu’il pres­sait con­tre mes seins qui m’empêchait de respir­er …
( elle rit encore, reprend son souf­fle pour par­ler:)
Chaque fois que mon chant s’él­e­vait mon diplo­mate exul­tait, son vis­age sévère en deve­nait radieux.

ERIKA
Tu chan­tais sou­vent ?

MALWINA
( écla­tant de rire:)
Lieber Gott !

LE BARON
What’s the mat­ter, my dear ?
ERIKA
Ma … Ma !

MALWINA
Écoute-la, Putzi, écoute-la donc ! Pourquoi Mozart a‑t-il écrit sa musique ?

LE BARON
Pour qui Mozart a‑t-il écrit sa musique ?

MALWINA
Quand si peu de gens pos­sè­dent les moyens de s’ex­tir­p­er de leur médiocre per­son­ne, qu’il leur faut des notes suaves pour pren­dre quelque hau­teur, notre fille, Putz zu Stern, en est tou­jours à se deman­der pour qui Mozart a écrit sa musique.

LE BARON
Für wen hat Mozart seine Musik geschrieben ?

ERIK
( la voix dés­in­volte 🙂
Tu tiens vrai­ment à ce que je porte la même robe ?

MALWINA
( du même ton que si elle par­lait affaire 🙂
Sans la robe blanche de la diva ce serait une mas­carad

LE BARON
Si. Si.

ERIKA
Un jour tu dis qu’il voit, un autre jour tu dis qu’il est aveu­gle, et un troisième qu’il nous sur­vivra tous car il joue la comédie.

LE BARON
( à l’or­eille de Mal­wina 🙂
L’or­dre …

MALWINA
Schweig. ( un temps )
Sans la robe l’idée de la bicy­clette serait d’un vul­gaire achevé.
Dan­thès ne mol­lit jamais si bien que lorsqu’un con­traste le touche dan sa sen­si­bil­ité d’artiste.

LE BARON
( même atti­tude 🙂
L’or­dine … ( en ital­ien )

MALWINA
Oh, thank you, Putzi.
( à Eri­ka:)
Il veut dire un cer­tain ordre mais sans apprêt, l’har­monie du chif­fon, la poésie des boule­verse­ments légers.
Surtout pas de cam­bouis sur les jambes, hein. De la chair nue, certes, mais tout juste ce qu’il faut.

ERIKA
( elle remet ses lunettes noires)
Oui.

LE BARON
( à l’or­eille de Mal­wina 🙂
Das Gesicht …

MALW1NA
Ja … Natür­lich … Point trop luisant le vis­age, un peu de rouge … l’é­mo­tion et très vite, très vite un sourire.

LE BARON
( à l’or­eille de Mal­wina 🙂
Schnell …

MALW1NA
Quick­ly, but inno­cent… Eri­ka… vieni qui.
( la jeune fille obéit)
Surtout n’ou­blie pas ce dernier con­seil… Mais est-ce que tu m’é­coutes ?

( elle enlève les lunettes noires d’Eri­ka d’un geste nerveux:)
La com­plic­ité jamais. Ne cède pas là-dessus. Il ten­tera sa chance. Tiens bon.
C’est la famil­iar­ité qui tue une pas­sion. Et les sen­ti­ments de Dan­thès sont si frag­iles.

ERIKA
( la voix inex­pres­sive:)
Oui, Ma.

Scène 2
( Dan­thès et Eri­ka)
Le cli­mat sonore de l’e­space vert va en dimin­u­ant et se mélange bien­tôt avec celui de la por­tion d’au­toroute. Eri­ka est tombée de bicy­clette et est éten­due sur l’as­phalte. Dan­thès un genou à terre est penché sur le corps inan­imé de la jeune fille. Vrom­bisse­ment des moteurs de voitures, qui s’ap­prochent ou s’éloignent. Très assour­dis : la chan­son de marche « Eri­ka » et les pas cadencés de sol­dats.

DANTHÈS
Made­moi­selle ! … made­moi­selle !
( il effleure le vis­age d’Eri­ka)
( la jeune fille ouvre les yeux, sourit:)

Made­moi­selle … Ras­surez-moi, n’est-ce pas que vous n’avez rien ?

ERIKA
( elle se redresse avec un mou­ve­ment gra­cieux:)
Soyez donc ras­suré. ( un temps)
J’ai tout bête­ment per­du l’équili­bre. ( un temps)
Oh ! ma robe… comme ce serait dom­mage si ma robe..

DANTHÈS
Ravis­sante votre robe. Vous ressem­blez à une étoile. Quelle chance est la mienne de vous trou­ver ici. Tant pis si on vous réclame là-haut, je vous a décou­verte le pre­mier et je vous garde.
( Eri­ka éclate de rire, d’abord cristallin son rire finit par ressem­bler à celui de sa mère, étouf­fé, presque rauque )

Scène 3
(Jarde et Dan­thès)
Dans le salon XVI­I­Ie siè­cle, Dan­thès est debout der­rière son bureau, il remue quelques papiers. Jarde est con­fort­able­ment engoncé dans un fau­teuil piv­otant. Le cli­mat sonore de l’au­toroute aura été en dimin­u­ant Jarde fait piv­ot­er le fau­teuil. Le bruit de son pied sur le par­quet lisse.

DANTHÈS
( avec une pointe d’a­gace­ment dans la voix 🙂
Mon fau­teuil vous amuse, hein ?

JARDE
( il ralen­tit la rota­tion du pied, reni­fle l’air à plusieurs repris­es, et tout en cxtrqyant une petite bouteille de sa poche 🙂
Faut-il vous dire que l’in­som­nie inter­vient pour beau­coup dans ces obses­sions qui vous inquiè­tent ?

DANTHÈS
Mais est-ce vrai que j’in­quiète ?

JARDE
( tout en reni­flant 🙂
J’ai dit que l’in­quié­tude était en vous-même

DANTHÈS
Des gens m’in­ven­tent. Je deviens un matéri­au entre leurs mains. Un dou­ble dont l’ex­is­tence m’échappe …
(Jarde a man­qué éter­nuer)

JARDE
C’est bien ce qui me gêne.

DANTHÈS
( il com­mence à arpen­ter le salon 🙂
J’ai la sen­sa­tion d’être gom­mé …
( un court silence que Jarde met à prof­it pour se met­tre des gouttes dans le nez )

JARDE
Peut-être avez-vous peur que ce dou­ble ne vous soit aus­si étranger que vous le voulez croire.

DANTHÈS
Ai-je dit que je le croy­ais, doc­teur Jarde ?

JARDE
( reni­flant encore mais plus à l’aise )
Mais ce dou­ble qui fiche le camp si loin de vous, ce n’est ..

DANTHÈS
Qu’il s’en aille où bon lui sem­ble !

JARDE
Facile, Dan­thès, si facile… ( un temps )
Vous embel­lis­sez votre anx­iété, cher ami.

DANTHÈS
( der­rière son bureau les mains appuyées sur le bois ; le corps penché en avant:)

J’ai dit qu’on me manip­u­lait de l’ex­térieur, que c’est moi qu’on manip­u­lait. Il m’ar­rive de plus en plus sou­vent de ressen­tir une sorte d’ef­face­ment, de perte d’i­den­tité.
(Jarde ouvre la bouche pour répon­dre, mais Dan­thès se redresse et recom­mence à arpen­ter le salon 🙂
Je ne souf­fre pas de sur­me­nage. J’ai beau­coup de loisirs, Jarde.

JARDE
Pourquoi me coupez-vous tout le temps la parole ?

DANTHÈS
Sans doute parce que dans votre art tout est banal : il vous faut un dou­ble, une névrose réductible comme une frac­ture, des rêves qui ne soient le pro­duit que d’un sur­me­nage pro­fes­sion­nel. ( un temps )
J’ai le sen­ti­ment d’être l’hal­lu­ci­na­tion de quelqu’un d’autre, le sen­ti­ment d’être inven­té, imag­iné par un tout autre per­son­nage que moi-même.

JARDE
Vous tenez donc absol­u­ment à ce que ce soit quelqu’un. d’autre. Curieux que vous abdiquiez aus­si aisé­ment ce pou­voir que nous avons tous de nous inven­ter

DANTHÈS
Ah ! Je pen­sais bien vous décevoir.

JARDE
Vous tirez les ficelles, mon cher ambas­sadeur, et si ce n’é­tait leur nom­bre qui vous embar­ras­sait, vous n’au­riez jamais songé à faire appel à moi.

DANTHÈS
(penché sur Jarde 🙂
Des ficelles, oui, des tares secrètes… pro­fondé­ment enfouies, intimes, très per­son­nelles, oui, très per­son­nelles, sinon le diag­nos­tic ris­querait d’en pâtir.

JARDE
Si ce baron vous invente …

DANTHÈS
Vous aimeriez me prou­ver que j’in­vente le baron, Jarde.

JARDE
Jarde, doc­teur Jarde, mon­sieur l’am­bas­sadeur
( il réprime un éter­nue­ment)
Ne m’in­ven­tez pas, je vous en prie.
( il se lève, s’éloigne de quelques pas)

DANTHÈS
Quel âge avez-vous ?
(Jarde a un hausse­ment d’é­paules 🙂

JARDE
Pour quelle rai­son Putz zu Stern vous inven­terait-il ?

DANTHÈS
Ce n’est pas tant le baron que la jeune fille qui vous intéresse. Vous lui êtes d’un excel­lent con­seil, j’imag­ine.

JARDE
En effet, ni le baron ni la mère d’Eri­ka n’ont eu recours à mes ser­vices.

DANTHÈS
En quoi donc son cas serait-il plus pas­sion­nant que le mien ?

JARDE
Vous n’êtes pas mon cas, je doute même que vous en soyez un. Il y a des mal­adies qui n’en finis­sent pas d’é­clore. Certes sommes-nous tous des malades en puis­sance, mais vous par­lez de vos mal­adies avec délec­ta­tion. En cela vous espérez sans doute appa­raître comme un cas excep­tion­nel.

DANTHÈS
Vous n’êtes pas objec­tif, et c’est dom­mage.

JARDE
Je suis médecin.

DANTHÈS
Voyons, il vous arrive bien de temps à autre d’avoir des faib­less­es pour un malade … beau­coup plus que pour sa mal­adie. C’est humain.

JARDE
Avouez que c’est unique­ment de cette jeune fille que vous vouliez m’en­tretenir.

DANTHÈS
Vous seriez plus objec­tif si elle ne fai­sait par­tie de votre pra­tique.

JARDE
Aus­si, me bornerai-je à dire qu’il est préférable que vous la laissiez tran­quille.

DANTHÈS
C’est donc qu’à vos yeux je suis malade, doc­teur Jarde.

JARDE
( il reni­fle, se frotte le nez avec insis­tance )
Ce n’est pas tant du baron que vous avez peur, mais de la mère d’Eri­ka.

DANTHÈS
( tout près de lui 🙂
Suis-je malade ?

JARDE
(excédé:)

Malade ?… Pourquoi pas •? Mais surtout très sat­is­fait de vous-même.

DANTHÈS
Asseyez-vous …
( il résiste un peu, mais Dan­thès l’en­traine )
Il ne sert à rien d’élever la voix ici. Ces salons ont une acous­tique mer­veilleuse. Asseyez-vous, Jarde.
( ce dernier se libère douce­ment de l’étreinte de Dan­thès )
Vous devez penser que je me sous­trais à cette vague de matéri­al­isme qui men­ace de tout emporter depuis la fin de notre guerre. ( un temps )
Mais quel âge avez-vous donc ?

JARDE
Je suis peut-être trop jeune pour avoir passé par Dachau, Excel­lence.

JARDE
Ni juif, ni ex-résis­tant, ni ex-déporté.

DANTHÈS
En tant que juif, vous auriez vécu avec beau­coup plus d’in­ten­sité. Un juif développe une énergie con­sid­érable car il a tou­jours à lut­ter.

JARDE
N’é­tant pas juif, c’est sans espoir.

DANTHÈS
( citant de mémoire et d’une voix ironique:)
Donc, je suis un mal­heureux, et ce n’est ni ma faute ni celle de la vie.
( il répète en ital­ien la dernière par­tie de la phrase:) E non è ne mia col­pa ne quel­la del­la vita.

JARDE
On dirait que vous regret­tez de n’être pas né Juif.
( court silence)
( il rit douce­ment 🙂

Votre baron est tombé à l’in­térieur de lui-même, il est détru­it par l’al­cool. C’est un indi­vidu par­faite­ment inex­is­tant.

DANTHÈS
Je recon­nais à votre ton que cette jeune per­son­ne vous aura dit que sa mère et moi avions un passé com­mun ?
(Jarde se rassied) ( avec hési­ta­tion 🙂
Mal­wina von Ley­den…

JARDE
( en faisant piv­ot­er son fau­teuil:)
Oui, l’amie de Casano­va, la con­fi­dente du comte de Saint-Ger­main, la com­plice de Cagliostro dans !‘Affaire du col­lier de la Reine … (puis riant:)
Ma…
( il rit plus fort, se soulève à moitié de son fau­teuil, comme s’il voulait gliss­er une con­fi­dence à l’or­eille de Dan­thès, ce dernier se penche:)
Ma n’a qu’une enne­mie mortelle …

DANTHÈS
( riant de même, le vis­age tout près de celui de Jarde 🙂
Oui, Ma n’a qu’une enne­mie mortelle …

JARDE
… la réal­ité.

DANTHÈS
… la réal­ité.
( il rit tou­jours )

JARDE
( le vis­age et la voix soudain trans­for­més:)
Tu vois les sit­u­a­tions sous leur aspect théorique, Dan­thès, et guère sous celui de la souf­france
( il tire l’or­eille de Dan­thès avec une cru­auté apparem­ment démente )

DANTHÈS
( étouf­fant un cri de souf­france 🙂
Ma… Ma le sait-elle, Jarde ? Le savez-vous ce que Ma…

JARDE
( il repousse Dan­thès avec une vio­lence sin­gulière, et reprenant son apparence nor­male:)
Les hommes sont ter­ri­fiés par le pou­voir de pro­créa­tion des femmes.

DANTHÈS
( il frotte machi­nale­ment son oreille meur­trie, et d’une voix plain­tive 🙂
Mal­wina von Lty­den a tenu le plus grand bor­del d’Eu­rope à la fin de la guerre.

JARDE
( souri­ant, les mains jointes sous le men­ton :.)
Les femmes sont beau­coup plus libres que nous le sommes d’ex­primer leur envie des acces­soires mâles et des rôles mas­culins.

DANTHÈS
( tou­jours d’une voix plain­tive:)
Une maque­relle qui débute à la cour des Médi­cis, qui se fait pass­er pour une juive de Ros­tock en 1940 afin de se gag­n­er les faveurs du prince von Kreutzen et vivre à ses cro­chets dans son château à Sig­marin­gen.

JARDE
( avec un sif­fle­ment admi­ratif:)
Eine aussergewôhn­liche Frau …
Vous êtes un homme d’une immense cul­ture, mais face à toutes ces femmes qui sont plus libres que nous … et qui vous ter­ri­fient par leur pou­voir de pro­créa­tion … n’est-ce pas ? Mais n’ayez aucune inquié­tude, le prob­lème se pose tôt ou tard à cha­cun de nous … Que de temps per­du néan­moins au nom de la cul­ture quand la vie con­siste à se con­stituer une mai­son en s’at­tachant à une femelle, n’est-ce pas ?
( il reni­fle l’air, se frotte le nez déli­cate­ment)

DANTHÈS
( avec une curiosité qua­si enfan­tine 🙂
Vous l’avez tâté son corset orthopédique ?

JARDE
L’é­tour­dis­sante Mal­wina que vous avez con­nue et aimée vit dans un fau­teuil <l’in­firme depuis vingt ans.

DANTHÈS
( très posé­ment:)
Ain­si, cette jeune per­son­ne vous aura dit que sa mère et moi avions un passé com­mun.
(Jarde se lève, il glisse son bras sous celui de Dan­thès, ils marchent tous les deux, avan­cent de front très lente­ment puis d’un ton enjoué:)

JARDE
Cette excen­trique … cette pau­vre femme … cette … oh, com­ment exprime-t-on ces choses …

DANTHÈS
Bah … une cour­tisane qui rivalis­erait en beauté et effron­terie avec la superbe Impe­ria soi-même …

JARDE
( avec un rire grivois 🙂
L’au­riez-vous aimée chaste, Dan­thès ?
( ils avan­cent tous les deux de front, mais leur pro­gres­sion se fait au ralen­ti — comme celui qu’on utilise au ciné­ma )

DANTHÈS
Elle m’aimait sans …
( il hésite)

JARDE
Sans ?… ( il rit) sans que vous ayez jamais l’im­pres­sion de pren­dre l’ini­tia­tive, n’est-ce pas ? C’est elle qui vous procu­rait du plaisir. C’est de votre ter­reur qu’est née la putain.

DANTHÈS
Elle m’aimait…
(Jarde reni­fle:)

JARDE
Pro­cur­er du plaisir est en soi une œuvre méri­toire. Aujour­d’hui vous avez l’im­pres­sion que cette mal­heureuse infirme vous per­sé­cute. Curieux que vous pen­siez tou­jours que les femmes vous trou­vent irré­sistible …
( la musique de Mozart défer­le soudain allè­gre, joyeuse )
Mozart … Oumm … j’aime …

Scène 4

( Dan­thès et Eri­ka )
Sans tran­si­tion le pas résolu mais léger d’Eri­ka dans le même salon XVI­I­Ie siè­cle. Dan­thès se lève pour aller à sa ren­con­tre, l’in­vite à s’asseoir. Elle prend place dans le fau­teuil piv­otant. Dan­thès retourne s’in­staller der­rière son bureau. Un silence. Il sem­ble embar­rassé, remue quelques papiers pour se don­ner con­te­nance.

DANTHÈS
Vous… ( un temps ) vous ressem­blez éton­nam­ment à votre mère, made­moi­selle.

ERIKA
Je suis heureuse de savoir que vous vous sou­venez enfin de ma mère, mon­sieur l’am­bas­sadeur … Votre pre­mière let­tre…
( nou­veau silence, Dan­thès recom­mence à remuer quelques papiers )

DANTHÈS
J’ai beau­coup vécu, depuis, et, vous savez, ma mémoire … ( il a un geste vague )

ERIKA
Bra­vo. Voilà qui est vrai­ment facile et qui remet ma mère à sa place.

DANTHÈS
Je me sou­viens par­faite­ment d’elle.

ERIKA
Mon­sieur l’am­bas­sadeur …

DANTHÈS
Allons, lais­sez cela. ( un temps )
Com­ment va-t-elle ?

ERIKA
Voilà une ques­tion qui a mis près d’un quart de siè­cle à faire son chemin.
( Dan­thès est debout der­rière son bureau, il la regarde ami­cale­ment )

DANTHÈS
C’est fou, com­plète­ment fou. Votre dernière let­tre m’a con­va­in­cu, parce qu’une telle absence de tout rap­port avec la vérité ne pou­vait provenir que d’une blessure vraie, authen­tique.

ERIKA
Vous êtes vrai­ment passé maître dans l’art de vivre avec vous-même, mon­sieur… Ça doit être dif­fi­cile.

DANTHÈS
Vous lui ressem­blez éton­nam­ment…

ERIKA
Voyez-vous, mon­sieur, ce qui m’in­téresse, c’est … Com­ment fait-on ça ? Com­ment fait-on pour avoir en soi de telles ressources d’in­hu­man­ité ?
Je suis venue vous voir parce qu’il y a des années que j’en­tends par­ler de vous, et que cela deve­nait intolérable … Je vous imag­i­nais trop, vous pre­niez trop de place dans ma vie, par votre absence …

DANTHÈS
von Ley­den.. Mal­wina von Ley­den …
( d’une voix automa­tique:)
N’est-ce pas le nom d’une célèbre sor­cière brûlée à Got­tin­gen au XVIe siè­cle ?

ERIKA
( d’une voix trem­blante, presque inaudi­ble 🙂
Salaud …

DANTHÈS
( se méprenant, très bas:)
Vous pleurez ?

ERIKA
Je vous demande par­don, je ne…
( pen­dant les trois dernières répliques, la sur­face de jeu con­tiguë au salon XVI­I­Ie siè­cle a été envahie par des per­son­nages ‑fig­urines, hommes et femmes en habit de cour du XVI­I­Ie siè­cle ; une moitié des fig­urines est vêtue de blanc, l’autre moitié de noir ; elles sont à peu près au nom­bre de vingt, égale­ment partagées entre les deux camps ; les per­son­nages-fig­urines représen­tent donc les pièces du jeu d’échecs : pio­ns, tours, rois, dames, cav­a­liers, fous ont investi la sur­face de jeu dans un piétine­ment gra­cieux au rythme d’une musique allè­gre de Mozart )

DANTHÈS
Il n’y a hélas ni dia­ble ni sor­cière pour acheter notre âme… Une suc­ces­sion d’e­scrocs, d’im­pos­teurs, de tricheurs et de petits mar­goulins qui promet­tent tou­jours mais ne livrent jamais.

ERIKA
Vous étiez amoureux de ma mère.

DANTHÈS
Au pire, le fas­cisme ou le stal­in­isme, avec leurs offres de bon­heurs inouïs, en échange de votre âme…

ERIKA
Vous étiez son amant.

LES FIGURINES
( en se dan­d­i­nant sur la musique de Mozart )
Au mieux la cul­ture, l’art …

DANTHÈS
( éle­vant la voix comme s’il voulait cou­vrir le chœur des fig­urines 🙂
Au mieux la cul­ture, l’art …

ERIKA
Vous deviez l’épouser, l’emmener avec vous en poste à l’é­tranger ..

LES FIGURINES
( comme précédem­ment:)
Il n’y a pas d’a­cheteurs pour notre pau­vre petite camelote …

DANTHÈS
( comme précédem­ment 🙂
Il n’y a pas d’a­cheteurs pour notre pau­vre petite camelote.

ERIKA
( mor­dant à la fois sur les fig­urines et sur la « répéti­tion » de Dan­thès )
… et, au lende­main de l’ac­ci­dent dont vous étiez respon­s­able et qui l’a ren­due paralysée, vous l’avez aban­don­née, vous vous êtes enfui avec hor­reur, et…
( elle s’est dressée man­i­festf­ment furieuse) ( en même temps, dans l’e­space vert:)

MALWINA
Joue, joue Putzi !
( le baron s’est glis­sé der­rière les fig­urines blanch­es ; martelle­ment de talons, bruit de cla­que­ttes, blancs et noirs ont gag­né leurs posi­tions respec­tives )

DANTHÈS
(fasciné par le baron et tour­nant le dos à Eri­ka à laque­lle il con­tin­ue néan­moins de s’adress­er 🙂
Votre mère a accom­pli sur mon dos une œuvre d’imag­i­na­tion qui mérite le plus grand respect. C’est pourquoi je vous ai invitée à venir me voir.
Ce n’est pas une sim­ple curiosité … Mais c’est quand même assez boulever­sant non ? que depuis plus de vingt ans une femme vous invente avec tant de haine, au nom d’un très grand amour qu’elle n’a jamais vécu et d’une vile­nie qui ne fut jamais com­mise …
( les fig­urines con­tin­u­ent à se dandin­er sur la musique de Mozart)

ERIKA
Vous étiez son amant !

DANTHÈS
( tou­jours obser­vant le baron fau­filé entre les fig­urines blanch­es et qui pousse un cav­a­lier)
( dans une sorte d’af­fole­ment:)

Est-ce qu’elle a vu un psy­chi­a­tre ?
( Eri­ka sur­prise se laisse retomber dans le fau­teuil, éclate de rire, un rire cristallin, qui tient de l’en­fance, et, à cer­tains moments, sem­ble accom­pa­g­n­er la musique de Mozart )

LE BARON
( dans le même temps presqu’en cati­mi­ni, d’une voix basse:)
Cgl-f3.
( on dis­tingue mieux à présent Mal­wina assise dans son fau­teuil d’in­firme, au cen­tre de l’e­space vert plongé dans la pénom­bre )

DANTHÈS
( le regard fixé sur la sur­face de jeu )
J’ai ren­con­tré votre mère. ( un temps )
Je l’ai vue sou­vent, mais je i’ai très peu con­nue.
( le rire d’Eri­ka un instant sus­pendu recom­mence plus musi­cal que jamais )
Oui, nous avions eu une… pas­sade. Un soir, alors que nous étions à une récep­tion à Ver­sailles, elle m’avait pro­posé de me ramen­er à Paris dans sa voiture. En ce qui con­cerne mes respon­s­abil­ités … banales, (…)
( en même temps 🙂

MALWINA
( avec un rire rauque et assour­di:)
C’est la pre­mière fois au cours de ta car­rière, Putzi, que tu t’en­gages dans un gam­bit de la Dame.

DANTHÈS
(…) Je vous dirai ceci : c’est elle qui con­dui­sait …

(puis la voix altérée et quit­tant des yeux la suiface de jeu 🙂
Est-ce qu’elle a vu un psy­chi­a­tre ?

ERIKA
( d’une voix soudain mécon­naiss­able, chaude, envoû­tante, cares­sante comme celle d’une hôtesse à la récep­tion d’un aéro­drome inter­na­tion­al:)
La plu­part des hommes très vir­ils répug­nent, non seule­ment aux sup­pos­i­toires, mais jusqu’à la prise de leur tem­péra­ture anale lorsqu’ils ont la fièvre.

DANTHÈS
(fix­ant de nou­veau la suiface de jeu, et tout en s’adres­sant à Eri­ka 🙂
… C’é­tait l’au­to de votre mère et c’est elle qui tenait le volant, lorsque ce mau­dit camion apparut soudain de nulle part … Je fus à peine blessé, votre mère eut la colonne vertébrale brisée.

ERIKA
( avec la même voix que précédem­ment, mais en accen­tu­ant encore si pos­si­ble le côté “charme-pub­lic­i­taire “, et avec une inten­sité dans le regard comme si Dan­thès était tou­jours en face d’elle 🙂
Il faut au con­traire, pour qu’une femme — chez qui tout est plus petit ‑pos­sède pleine­ment son corps qu’elle sur­passe l’an­goisse vitale éveil­lée par la peur de la péné­tra­tion.
( Dan­thès s’est fau­filé entre les fig­urines noires et pousse la Dame)

DANTHÈS
d7-d5.

MALWINA
(presqu’en même temps en bat­tant des mains, avec un rire rauque et bref:)
Ce sera le gam­bit, Putzi…

DANTHÈS
J’ai été stupé­fait par vos let­tres.
( il a man­qué trébuch­er entre les fig­urines, qui con­tin­u­ent à se dandin­er sur la musique de Mozart)
Je ne com­pre­nais pas pour quelle rai­son votre mère avait éprou­vé le besoin d’in­ven­ter cette his­toire.

ERIKA
( même atti­tude et même voix que précédem­ment 🙂
Je sais qu’on a pré­ten­du que l’in­flu­ence per­tur­ba­trice de la civil­i­sa­tion en Europe tendrait à effémin­er les hommes comme à mas­culinis­er les femmes.

DANTHÈS
( tou­jours empêtré dans la suiface de jeu:)
Je crains que mon méti­er un peu … con­ven­tion­nel, un peu déshu­man­isé et où l’on cal­cule beau­coup, ne m’ait touché de cette sécher­esse de notaire qui demande tou­jours des comptes pré­cis …

ERIKA
( d’une voix rede­v­enue nor­male:)
D’après vous, seules les femmes sauvages devraient être nor­males ?

DANTHÈS
Oui, j’ai cher­ché la rai­son … Je vous avoue franche­ment que j’ai fait faire une enquête sur votre mère.

ERIKA
C’est une utopie ressus­citée en ce siè­cle par les com­mu­nistes dans leurs attaques con­tre la société cause de tous les maux.
( le baron a regag­né sa place der­rière le fau­teuil de Mal­wina dans l’e­space — plongé dans la pénom­bre)

LES FIGURINES
( en se dan­d­i­nant sur la musique de Mozart 🙂
On a repéré bien des cas de per­tur­ba­tion chez les femmes prim­i­tives.

DANTHÈS
( ressor­ti de la sur­face de jeu 🙂
Depuis l’ac­ci­dent, elle a eu de graves trou­bles psy­chiques … Des trou­bles récur­rents …

ERIKA
( haus­sant la voix pour domin­er le chœur des fig­urines 🙂
On a repéré bien des cas de per­tur­ba­tion chez les femmes prim­i­tives.
DANTHÈS
( revenu près d’Eri­ka, d’une voix pas­sion­née, protes­tant de sa bonne foi:) Elle cher­chait un respon­s­able, car le Des­tin, n’est-ce pas, est un peu inac­ces­si­ble, lorsqu’il s’ag­it de régler des comptes.

ERIKA
( avec un mépris à peine voilé:)
Ces femmes-là doivent alors per­dre toute pos­si­bil­ité de sat­is­fac­tion, mon­sieur l’am­bas­sadeur ?

DANTHÈS
( sur le ton de la plaisan­terie:)
J’é­tais évidem­ment tout désigné pour jouer ce rôle.

LES FIGURINES
( en se dan­d­i­nant sur la musique de Mozart)
Partout l’on ren­con­tre cer­taines femmes totale­ment frigides, mais les cas de frigid­ité totale sont sus­cep­ti­bles d’être mod­i­fiés par les influ­ences de la vie.

ERIKA
( de la voix chaude et cares­sante d’une hôtesse à la récep­tion d’un aéro­drome inter­na­tion­al:)
Partout l’on ren­con­tre cer­taines femmes totale­ment frigides, mais…
( la voix du baron éclate soudain éclip­sant celle d’Eri­ka ; la phrase meurt dans une sorte de râle en même temps que son vis­age change d’ex­pres­sion, rede­venant celui de la jeune fille réservée et émue du début de la scène)

LE BARON
d2-d4 !
( en marchant vers la sur­face de jeu, tan­dis que Mal­wina bat briève­ment des mains) (piétine­ments, exci­ta­tion des fig­urines, et le baron dans la sur­face de jeu accom­pa­g­nant une de ses pièces jusqu’à sa nou­velle posi­tion )

DANTHÈS
(fasciné par le baron et d’une voix d’au­to­mate 🙂
J’é­tais là au moment de l’ac­ci­dent, je fus donc, sans qu’elle le sût son chant de cygne …
( Eri­ka éclate de son rire cristallin inter­minable qui accom­pa­gne, dirait-on, la musique de Mozart )

ERIKA
( Dan­thès s’é­tant pré­cip­ité dans la sur­face de jeu, d’une voix nor­male comme s’il était encore en face d’elle:)
Vous êtes un per­son­nage con­ven­tion­nel, creux, faux, pro­duit d’une vie de cock­tails mondains, (… )

DANTHÈS
Cg8-f6 !
(piétine­ments, exci­ta­tion des fig­urines, etc.)

ERIKA
( dans le même temps 🙂
(… ) ronds de jambe. Depuis mon enfance, ma mère ne ces­sait pas de me pein­dre un por­trait admirable, bien qu’en noir, d’un homme dont la cul­ture le charme, (… )

LE BARON
( tou­jours dans la sur­face de jeu 🙂
Cbl-c3 !

MALWINA
(très bas:)
Wun­der­bar …
(piétine­ments, exci­ta­tion des fig­urines, etc.)

ERIKA
(… ) l’in­tel­li­gence, le pou­voir de séduc­tion n’avaient d’é­gal que sa duret implaca­ble. (… )

DANTHÈS
( tou­jours dans la sur­face de jeu:)
Ff8-é7 !
(piétine­ments, exci­ta­tion des fig­urines, etc.) ( rire assour­di de Mal­wina)

LE BARON
Fol-gS !
(piétine­ments, exci­ta­tion des fig­urines, etc.)

MALWINA
Es kommt ! es kommt, Putzi !

ERIKA
(…) Excusez-moi, mon­sieur l’am­bas­sadeur. Je n’ai plus rien à faire ici, puisque, en somme, vous n’avez jamais existé.

DANTHÈS
( il bat pré­cipi­ta­m­ment en retraite:)
Roque ! roque ! roque !
( déplace­ment affolé d’une tour noire, du Roi noir, la musique de Mozart accélérée) ( Dan­thès revenu près d’Eri­ka, la voix calme, souri­ant, chaleureux 🙂
Ah non, c’est un peu trop facile.
( il lui prend la main 🙂
Après tout, je suis une très grande œuvre d’imag­i­na­tion, élaborée par votre mère…

Scène 5
( Dan­thès, Eri­ka, Julio Amadeo Nitrati, le Roi blanc)
Un bal masqué qui se déroule dans la sur­face de jeu et au-delà.
Les fig­urines du jeu d’échecs sont for­mées en cou­ple ou par­ticipent à des faran­doles. Ambiance d’un car­naval véni­tien à l’époque des Doges
(des masques). Des extraits de la « Flûte enchan­tée ». Eri­ka et Dan­thès sont déguisés en per­son­nages de la Renais­sance. Ils dansent. Rire cristallin d’Eri­ka

ERIKA
I have an affair avec le bon­heur …

DANTHÈS
Ein Augen­blick … Le bon­heur est passé maître dans l’art de pass­er.

ERIKA
Je sais, je sais.

DANTHÈS
Quelques pas de deux, fris­son d’eau, petites musiques de sources, un vol de coc­cinelles.

ERIKA
Un bais­er, une main ser­rée, un soupir …

DANTHÈS
et tout le reste est une vague his­toire de mil­lé­naires.

ERIKA
Vous êtes un com­pagnon par­fait puisque vous me par­lez comme un homme sans avenir.

DANTHÈS
Deutsch sprechen, bitte…

ERIKA
Aber warum denn, Excel­lenz ?

DANTHÈS
Par­ler d’amour en alle­mand, c’est comme si l’on con­traig­nait toute l’Alle­magne à ne penser qu’à l’amour.

ERIKA
Inviter Niet­zsche, Schopen­hauer, Kant, Hegel à un déje­uner sur l’herbe …

DANTHÈS
Ja, aber vergessen wir nicht Hitler, Bis­mar­ck, Wag­n­er und Eich­mann …

ERIKA
Ils refuseraient de venir, mon­sieur l’am­bas­sadeur.

DANTHÈS
Ils viendraient, Eri­ka, à con­di­tion que ce fût vous qui le leur demandiez. Ces gens ont raté leurs entre­pris­es les plus sérieuses par manque de légèreté, car l’Alle­magne manque de féminité.

ERIKA
Pure calom­nie, je vous assure. ( un temps )

Je décou­vre main­tenant que tu ne ressem­bles ni à rien ni à per­son­ne. Ich liebe dich…
( le Roi blanc vient inter­rompre leur aparté, arrachant presque Eri­ka des bras de Dan­thès ; il s’in­cline comique­ment, lui baise la main puis avec un clin d’œil à Dan­thès 🙂

LE Roi BLANC
N’est-ce pas que la cul­ture occi­den­tale exige beau­coup d’ar­gent ?
(puis à Eri­ka 🙂
Vous appré­ciez les cou­plets philosophiques de cet insup­port­able réac­tion­naire ?
( Nitrati, le Fou noir, qui a enten­du se joint au groupe for­mé par Dan­thès, Eri­ka et le Roi blanc)

ERIKA
C’est un réac­tion­naire de charme.

LEROl BLANC
Un réac­tion­naire com­pliqué … à deux vis­ages, hein Dan­thès ?
( il le prend famil­ière­ment par le bras, agit de même avec Eri­ka, et à eux trois, accom­pa­g­nés du Fou noir, ils pro­gressent de front tout en dis­cu­tant avec ani­ma­tion )

ERIKA
(riant:)
J’en suis tou­jours à me deman­der s’il par­le avec nos­tal­gie de l’époque d’a­vant la lutte des class­es, ou avec le regret de ne pas l’avoir con­nue.

LE ROI BLANC
Voyons, made­moi­selle, cet homme n’en­tend la lutte des class­es qu’au tra­vers de la cul­ture.

DANTHÈS
Vous le savez aus­si bien que moi, hon­or­able con­frère, l’Eu­rope ne pour­ra coex­is­ter avec la souf­france d’un mil­liard d’êtres humains pour lesquels le mot même de « cul­ture » est une insulte et une provo­ca­tion.

ERIKA
( moitié pouf­fant, moitié atten­drie:)
C’est un adorable cos­mopo­lite.

LE ROI BLANC
Il est indigné par le fas­cisme, indigné par le com­mu­nisme petit-marx­iste, indigné par la soupe bour­geoise, indigné par le cap­i­tal­isme améri­cain annon­ci­a­teur d’apoc­a­lypse.

ERIKA
Moi aus­si, je suis une Européenne pas­sion­née que l’idée de l’Eu­rope dev­enue celle des marchands, a ren­due amère.

LE ROI BLANC
Tou­jours ce même souci d’at­ténuer l’ex­ces­sif par le sens de la mesure.

ERIKA
Que faites-vous de la dis­tinc­tion de l’e­sprit …

LE ROI BLANC
… de la noblesse du com­porte­ment, de l’esthé­tique en tant que morale …
Mais vous l’avez stylée, Dan­thès. ( un temps )

( il aban­donne le bras de Dan­thès, ils évolu­ent à nou­veau nor­male­ment)
Je vous enlève à cet aris­to­crate du cœur, made­moi­selle von Ley­den. C’est comme si je vous offrais un répit.
( à Dan­thès 🙂
Adieu, dernier soupir de l’Eu­rope …
( rires d’Eri­ka, du Roi blanc et du Fou noir)
( le Roi blanc entraîne Eri­ka dans la faran­dole) ( le Fou noir et Dan­thès restent seuls en présence)

LE FOU NOIR
Déca­dence, hein ? J’en suis bien d’ac­cord avec vous. Tous ces types s’a­musent comme ils le peu­vent. Des fonc­tion­naires endi­manchés qui ne fréquentent que les meilleurs hôtels, évi­tent les endroits envahis par les foules, mais qui n’en sont pas moins payés au mois avec le pognon de tout un cha­cun.

DANTHÈS
( avec froideur:)
Déca­dence … C’est fini, tout sim­ple­ment.

LE Fou Noir
Oui, c’est fini : place nette à l’Eu­rope, une Europe qui sera ce qu’en auront fait une poignée de car­riéristes. A dire vrai j’ai beau­coup appré­cié le mot de votre ami tout à l’heure.

DANTHÈS
Lequel ?

LE FOU NOIR
( avec un petit rire enten­du 🙂
La cul­ture occi­den­tale exige de l’ar­gent… Oumm ? Déca­dence ou pas, liq­ui­da­tion ou pas. De l’ar­gent.
( d’une voix traî­nante 🙂
Vous êtes mag­nifique dans ce cos­tume du…XVIJe siè­cle… non, XVIe… Non ? Un Quat­tro­cen­to, bien sûr ! Somptueux, impres­sion­nant même…
Est-ce une épée de parade, Excel­lence, qui vous bat si aimable­ment le côté.
( il rit de toutes ses dents )
J’é­tais cer­tain que vous seriez là mal­gré le mes­sage que je vous ai fait tenir. Mais peut-être espériez-vous que je ne viendrais pas ?

DANTHÈS
Je n’e­spérais rien.

LE FOU NOIR
Moi non plus je n’ou­blie pas que vous êtes un homme com­pliqué. Vous avez tant de vies qui cha­cune vaudrait qu’on s’y con­sacrât sans lésin­er … Je vous avais promis des pho­tos mais, hélas, dans l’é­tat actuel des choses, elles risquent fort de ne pas emporter votre con­vic­tion.

DANTHÈS
Vous voulez de l’ar­gent pour des pho­tos que vous n’avez même pas ?

LE FOU NOIR
( changeant bru­tale­ment de ton 🙂
Du pognon con­tre les négat­ifs. Mais plus tard. En ce moment-ci je vous deman­derai du pognon en échange d’une con­fes­sion écrite que je tiens de l’un de vos anciens amis, une con­fes­sion vous con­cer­nant comme de bien enten­du.

DANTHÈS
( à voix basse:)
Fichez-moi le camp…

LE FOU NOIR
Ça va, Dan­thès… Pas besoin de par­ler entre les dents, puisque tu joues les bret­teurs du Quat­tro­cen­to. Mais peut-être que les flon­flons te gênent,
on pour­rait bavarder plus à l’aise ailleurs.

DANTHÈS
Ecoutez-moi espèce de …

LE FOU NOIR
Julio Amedeo Nitrati. Je con­nais toute la famille de la petite. La tienne aus­si, ça va sans dire. Je fouine tou­jours à fond la vie de mes amis, et des amis de mes amis.

DANTHÈS
Videz les lieux !

LE FOU NOIR
(fausse­ment indigné:)
Un homme tel que vous jeté en pâture au pub­lic, vic­time de ragots, calom­nié pour son passé de… vic­time de la bar­barie fas­ciste …
Un Européen de la plus belle eau sus­pec­té de…

DANTHÈS
Nitrati !

LE FOU NOIR

Et alors ? ( un temps )
Faudrait tout de même que t’ap­prennes à écouter, Dan­thès. Ça ne devrait pas t’être bien dif­fi­cile, hein ? Un Lagerge­fan­gener qui a dés­ap­pris à écouter, ça ne s’est jamais vu… Un pris­on­nier poli­tique …
( tout près de Dan­thès, à l’or­eille 🙂
Haren sie ein­mal, Num­mer 6. 754.

DANTHÈS
Mais … qu’est-ce que cela sig­ni­fie ?

LE FOU NOIR
Cela sig­ni­fie que ton ami Hel­muth Bürgel n’a jamais pu t’ou­bli­er. Oh, ce n’est pas pire que les pho­tos, tu sais com­ment c’est les sou­venirs : il en est de bons, il en est de mau­vais. Mais je com­prends que tu aies tenu à oublie les uns et les autres. Quelle canaille, hein, ce Bürgel ?

DANTHÈS
Où voulez-vous en arriv­er ?
( la musique s’est arrêtée, de même que les faran­doles )

LE FOU NOIR
Déjà finis les flon­flons ?…
( de nou­veau un extrait de la « Flûte enchan­tée »)
( le Roi blanc et Eri­ka revi­en­nent vers Dan­thès et Nitrati)
La petite von Ley­den rap­plique. Faudrait tout de même éviter qu’elle ne s’in­téresse de trop près aux his­toires de ton ami Hel­muth Bürgel.

DANTHÈS
Nitrati …

LE FOU NOIR
Allons, allons un effort… ( un temps)
Ren­voie-la folâtr­er avec ton col­lègue eng­lish. ( un silence)
( Dan­thès observe Eri­ka et le Roi blanc qui s’ap­prochent dans un ralen­ti de ciné­ma) Tu lui expli­queras pourquoi tu lisais Pla­ton dans le silence de la nuit pen­dant que dans la pièce voi­sine les pris­on­niers de la classe inférieure empuan­tis­saient l’air de leur tran­spi­ra­tion et ron­flaient vul­gaire­ment.

ERIKA
( hélant Dan­thès 🙂
Jean… Haill­wood est un cav­a­lier fan­tas­tique

LE FOU NOIR
Mais Pla­ton ne peut suf­fire quand on se prend d’in­quié­tude pour sa viril­ité.

DANTHÈS
( la voix blanche 🙂
Mein Liebling…
(Eri­ka et le Roi blanc ne sont plus qu’à quelques pas)
Eri­ka, veuillez m’ex­cuser un moment mais …

LE FOU NOIR
( à voix basse et riant:)
Pas ta faute, Dan­thès … tous les pris­on­niers craig­naient d’être émas­culés …

ERIKA
( rev­enue près de Dan­thès 🙂
Qu’avez-vous ? Vous me sem­blez …

LE ROI BLANC
You are look­ing very strange, are you all right ?

LE FOU NOIR
( souri­ant de toute sa den­ture à Eri­ka, mais s’adres­sant à Dan­thès, et remuant à peine les lèvres:)
Tu n’as eu de choix qu’en­tre l’ho­mo­sex­u­al­ité et la mas­tur­ba­tion, hein ?
( Dan­thès bon­dit sur le Fou noir, Eri­ka passé un moment de stu­peur, pousse un cri et se pré­cip­ite, mais elle a été devancée par le Roi blanc ; tous les deux ten­tent en vain de sépar­er Dan­thès et Nitrati qui se col­let­tent tels des char­retiers )

ERIKA
Jean ! Jean ! Mais vous avez per­du la rai­son !

LE ROI BLANC
( agrip­pant Nitrati par ses vête­ments 🙂
Qui êtes-vous ? Mais lais­sez-le donc… lâchez cet homme !

DANTHÈS
( Nitrati et lui lut­tant corps-à-corps 🙂
Cra­pule!… c’est toi qui pâr­les, Bürgel jamais … Bürgel n’a rien dit …

LE FOU NOIR
T’as pas eu le choix, Dan­thès. Mais aujour­d’hui … aujour­d’hui c’est dif­férent … La cul­ture …
( il se défend avec énergie, rend coup pour coup )
… ça coûte cher … faut pay­er … pour Bürgel… ou pour le principe, c’est la même chose…
( les deux hommes respirent bruyam­ment, extrait de la “Flûte enchan­tée”, faran­doles )

ERIKA
Arrêtez, Jean !
( elle tente encore une fois de les sépar­er, mais le Roi blanc la tire en arrière ) ( Nitrati s’ar­rache à l’étreinte de Dan­thès, il s’en­fuit vers le cen­tre de l’e­space scénique )
( Eri­ka se pré­cip­ite dans les bras de Dan­thès, mais celui-ci la repousse avec vio­lence et se lance à la pour­suite du Fou noir ; l’ayant rejoint il avance sur lui les poings ser­rés, puis se rav­isant il cherche la poignée de son épée, retire l’arme du four­reau )
( les fig­urines se sont immo­bil­isées, mais la musique con­tin­ue )
( les fig­urines bat­tent des mains avec ent­hou­si­asme, poussent des cris de joie et d’ex­ci­ta­tion )

UN PION NOIR
Oh ! what an excit­ing game ! excit­ing game …

UN PION BLANC
Don­ner­wet­ter !

UN CAVALIER NOIR
Comme c’est amu­sant : un duel !

UN CAV AUER NOIR
Mais c’est l’am­bas­sadeur de… (brouha­ha)

UN Fou BLANC
Mag­nifi­co !

UNE TOUR BLANCHE
Il est éméché, mais dites-donc … (brouha­ha)

LE Fou NOIR
C’est qu’avec son épée il a vrai­ment les allures d’un « Bra­vo » du Quat­tro­cen­to …
( il recule lente­ment)
Remar­quez, beau prince, que je suis sans arme…
( à la can­ton­ade:)
Une épée ! une épée !
( des rires )
( le Roi noir lui donne son épée avec un grand geste ) ( des rires et des applaud­isse­ments)
( le Fou noir se met en garde 🙂
J’ai l’o­rig­i­nal sur moi, Dan­thès … Un mil­lion et on n’en par­le plus, parole d’hon­neur …
( mais Dan­thès l’at­taque furieuse­ment, les deux lames s’en­tre­choquent, il porte des coups désor­don­nés mais dan­gereux, le Fou noir rompt le com­bat 🙂
Parole d’hon­neur … mais gare si… j’i­rai jusqu’au bout … Pas besoin d’un Bürgel pour cela… parole d’hon­neur… c’est le principe qui compte…
( les rires et les cris s’e­spacent, les encour­age­ments des fig­urines font bien­tôt place à l’anx­iété, elles ont com­pris entre-temps qu’il s’agis­sait d’un duel véri­ta­ble dont l’en­jeu était la mort de l’un des adver­saires )
( le duel a repris de plus belle, Eri­ka pousse un cri de frayeur )
( le Roi blanc se détache enfin du cer­cle des spec­ta­teurs, s’ap­proche de Dan­thès à lui touch­er le bras, sur quoi le Fou noir se reprend à espér­er 🙂
Maîtrisez cet imbé­cile… C’est un fou, un fou… non… parole d’hon­neur … ( Dan­thès lui a porté un coup foudroy­ant, Nitrati recule, titube, il est touché à l’é­paule )
( le cer­cle des fig­urines se referme sur les deux hommes )

Scène 6
( Mal­wina et Eri­ka )
A nou­veau l’e­space vert et son cli­mat sonore : oiseaux et gril­lons. Mal­wina est assise dans son fau­teuil <l’in­firme. Eri­ka est couchée sur un transat­lan­tique, lunettes noires sur le nez, son vis­age exposé au soleil.

MALWINA
Il a recon­nu la robe ?

ERIKA
Non.

MALWINA
Quel mufle !
( elle s’évente nerveuse­ment )
Il ne sait tou­jours pas que tu es ma fille ? ( une pause )
Eri­ka !

ERIKA
( sans bouger la tête:)
Non, Ma.

MALWINA
L’id­iot ne se doute de rien.

ERIKA
Il imag­ine sans doute que ton Putz zu Stern est mon père et que …

MALWINA
Ne t’en moque pas, ma fille. Nous lui devons beau­coup.

ERIKA
Toi … sûre­ment.

MALWINA
C’est un homme d’une vaste intel­li­gence, d’une très grande déli­catesse Putzi a tou­jours eu le souci de ton bon­heur.
( un silence )
Est-ce que tu lui plais ?

ERIKA
Il ne l’a pas dit.

MALWINA
Mais il te le mon­tre, n’est-ce pas ?

ERIKA
Si peu que je n’ai rien remar­qué encore.

MALWINA
Il t’a invitée cepen­dant.

ERIKA
Oui.

MALWINA
Nous sommes sur la bonne voie. Cette fois-ci il met­tra les pouces.
Ne lui per­me­ts aucune pri­vauté … enfin, réserve-toi.

ERIKA
Oh ! pour ça, je garde la tête froide.

MALWINA
A la bonne heure… Belle comme tu es, tu en tir­eras tout ce que nous en espérons. Songe un peu que cet homme m’a aban­don­née sans l’om­bre d’un remords.

ERIKA
Il a refusé de t’épouser.

MALWINA
Il m’a sac­ri­fiée à sa car­rière … mais l’amour il en voulait, ah ! il en désir­ait encore et tou­jours et davan­tage … ( une pause )
Nous le forcerons à t’épouser. Mais sois cer­taine que ce cher Dan­thès y arrivera de lui-même.
Tu es très belle, ma chérie.
( un silence embar­rassé )

ERIKA
Il m’a dit …

MALWINA
( avec avid­ité:) Quoi ? ( un temps ) Mais quoi ?

ERIKA
Que je ressem­blais éton­nam­ment à une de ses anci­ennes amies.

MALWINA
Bien. Fort bien. ( un temps )
S’il n’a pas recon­nu la robe, il n’est pas loin de recon­naître la fille.

ERIKA
( mal à l’aise 🙂
Ecoute, Ma, tout de même, après vingt-cinq ans…
( nou­veau silence )

MALWINA
Il sait qui tu es.

ERIKA
Il ne sait encore ni qui je suis, ni qui tu es.

MALWINA
( avec un sourire énig­ma­tique 🙂
Il doit croire que je suis morte, et comme il ne croit pas aux revenants …
( le vis­age dur:)
Bris­er une vie, ce n’est pas tout : il y a la manière …
(puis très vite:)
Tu pren­dras des amants, si cela te chante, et tu t’arrangeras pour qu’il le sache. Il est temps que cet homme apprenne enfin à souf­frir.

ERIKA
( elle se redresse, ôte ses lunettes noires, fixe sa mère 🙂
La vie mérite-t-elle une telle con­stance ? La vie vaut-elle la peine qu’on aime à ce point ?

MALWINA
( à voix basse:)
Au fond, je n’ai jamais aimé que l’amour.
( Eri­ka s’age­nouille au pied de Mal­wina, lui prend les mains:)

ERIKA
Où l’as-tu vrai­ment con­nu ?

MAL­Wl­NA
En France.

ERIKA
Pourquoi cette haine, Ma ? Est-ce que tu l’aimes encore ? ( une pause) (puis un petit rire 🙂
Je me demande par­fois com­ment j’ai fait pour ne pas devenir les­bi­enne Tout ce que j’ai enten­du de toi sur les hommes, depuis l’âge de dix ans aurait pu faire de moi une gousse …
( Mal­wina éclate de rire, Eri­ka enchaîne, leurs rires jumelés)
Je veux que tu sois heureuse, Ma…

MAL­Wl­NA
Tu sais, le bon­heur … Jusqu’à mon acci­dent, la vie venait à moi chaque matin avec tant de plaisirs que le bon­heur …

ERTKA
Tu par­les tou­jours comme si tu apparte­nais à un autre âge.

MAL­Wl­NA
J’ai con­nu en effet l’Eu­rope …

ERIKA
Tu n’as que soix­ante-trois ans…

MALWINA
Il n’y a plus rien …

ERIKA
Depuis ta jeunesse, les hommes n’ont quand même pas eu le temps de telle­ment chang­er.

MALWINA
Les hommes ont changé, ma fille. Et l’Eu­rope, surtout l’Eu­rope … ( Eri­ka se met à fre­donner un extrait de la « Flûte enchan­tée)) 🙂 Atten­tion, Eri­ka, tu en pin’ces pour Mozart …
Ce qui est acquis devra le rester. Encore trop de femmes renon­cent à l’amour et four­nissent ces armées de vieilles filles adon­nées à des fonc­tions sociales, plus ou moins désex­u­al­isées à l’im­age de la gent ouvrière chez les four­mis et les abeilles.
Garde-toi de te dérober à ton rôle de repro­duc­trice …
L’essen­tiel est de ne pas aller trop loin dans la pas­siv­ité pour ne pas en mourir.
Depuis le jour où les hommes ont échoué dans leurs ten­ta­tives stu­pides d’en­fan­ter comme nous le faisons, ils s’achar­nent, Eri­ka. Ils s’arrangent à nous ren­dre presque inac­ces­si­ble toute sat­is­fac­tion éro­tique. ( un temps ) L’amour, ma fille, c’est l’empoignade de deux soli­tudes … Mais il vaut mieux ne pas se leur­rer : ce n’est jamais qu’une ques­tion de poids.
( elle rit briève­ment)
Arrange-toi de manière à pren­dre le dessus … ( un temps )

Ils en sont les pre­miers ravis. ( un temps )
Ah, ça les inquiète que nous fas­sions l’amour avec une sen­si­bil­ité nor­male …
( rire des deux femmes ) ( court silence )

ERIKA
J’ai peur de n’être qu’une mau­vaise mère.

MALWINA
Un corps aus­si adorable n’a rien à red­outer de la mater­nité. Au con­traire.
( quit­tant le ton badin:)
Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

ERIKA
J’ai telle­ment ten­dance à fuir la réal­ité …

MALWINA
Je t’ai appris à fuir la réal­ité des hommes

ERIKA
Je me sens angois­sée …

MALWINA
L’an­goisse vient de la cul­pa­bil­ité, idiote !
ERIKA
Mais je suis angois­sée parce que je me sens men­acée, parce que je dépends de choses en moi qui me sont incon­nues.

MALWINA
C’est l’idée qu’il ne t’aime pas qui t’an­goisse ?

ERIKA
Mais non. ( un temps )
Je pense qu’il a dû t’aimer très fort …

MALWINA
Oui, et je m’en flat­te.
( un silence )
(puis la voix âpre 🙂

Dan­thès est inca­pable de fix­er son atten­tion sur la lumière qui se dégage d’une âme. C’est une de ces sim­ples choses qu’il ne pour­ra jamais faire tout seul.

ERIKA
Ma… arrête… arrête…

MALWINA
Hèir zu und schweig, mein Kind ! Ce n’est tout de même pas avec ce type que tu feras l’amour, ce type qui est respon­s­able de mon infir­mité !

ERIKA
Assez… assez …

Scène 7

( Dan­thès, le baron, les fig­urines )
Dan­thès est couché sur l’as­phalte de la por­tion d’au­toroute. On entend la chan­son de marche « Eri­ka », reprise en chœur par des sol­dats de la Wehrma­cht gui défi­lent au pas cadencé ( non vis­i­bles sur la scène ) :
«Auf der Hei­de blüht ein kleines Blümelein, und das heisst Eri­ka »
«Heiss von hun­dert­tausend kleinen Bienelein wird umschwarmt Eri­ka » . Le chant est mixé avec le vrom­bisse­ment des moteurs de voitures.
Les fig­urines sont dis­posées dans la sur­face de jeu, compte tenu des légères mod­i­fi­ca­tions inter­v­enues après les échanges entre le baron et Dan­thès.
Le baron se trou­ve d’ailleurs à sa place habituelle près de Mal­wina, assise dans son fau­teuil d’in­firme ; il sem­ble sup­put­er son prochain coup.
En sour­dine la « Marche Tur­gue » de Mozart — piétine­ments cadencés des fig­urines mais sur un rythme dif­férent de celui des sol­dats de la Wehrma­cht. Après un moment les piétine­ments sont accom­pa­g­nés par la res­pi­ra­tion oppressée des fig­urines. Soudain la vision plus pré­cise de Mal­wina dans son fau­teuil <l’in­firme, du baron der­rière elle. Dan­thès se redresse, s’ap­proche de la sur­face de jeu. La chan­son de marche s’in­ter­rompt brusque­ment.
( le baron se fau­file dans la su,jace de jeu et pousse une pièce )

LE BARON
é2-é3…

DANTHÈS
( il se fau­file à son tour dans la su,face de jeu et pousse une pièce )
h7-h6 !
(exul­tant:)
Putzi a con­quis, Putzi a don­né dans le pan­neau.
( il rit comme un enfant dont la peur se serait soudain dis­sipée) ( vision fugi­tive d’Eri­ka couchée sur l’as­phalte )

LE BARON
Fg5-h4.

DANTHÈS
( tou­jours exul­tant 🙂
67 – 66 !

LE BARON
c4 x dS… mange, c4 mange …
( il pousse un cav­a­lier, s’empare d’une pièce de Dan­thès, oblig­eant la fig­urine à sor­tir de l’e­space de jeu )
( piétine­ments des fig­urines, res­pi­ra­tion oppressée, la « Marche Turque », bat­te­ment des mains de Mal­wina )

DANTHÈS
cf6 x dS ! mange …
( mais alors qu’il repousse une fig­urine du baron hors de la sur­face de jeu, Dan­thès s’empêtre dans des pieds et jambes, les piétine­ments s’ac­célèrent, df même que la res­pi­ra­tion oppressée des fig­urines, tan­dis que la « Marche Turque » éclate cette fois dans toute son ampleur ; Dan­thès a glis­sé à terre )

LE ROI BLANC
Mozart ist krank !

UN PION NOIR
Mozart stirbt !

MALWINA
( en même temps dans l’e­space vert:)
Il se prend pour Mozart…
( avec un rire )
Pau­vre, pau­vre Amadeus.

UN PION BLANC
Armer, armer Amadeus.
( les fig­urines se penchent toutes sur Dan­thès, le manip­u­lent, le tour­nent sur le dos, le retour­nent sur le ven­tre — leur res­pi­ra­tion oppressée )

UNE TOUR NOIRE
Schwind­süchtig… er hat seine let­zten Krafte ver­loren ..

UNE TOUR BLANCHE
Der gute Men­sch hat kein Geld zum essen …

MALWINA
( avec un rire assour­di )
( en même temps dans l’e­space vert:)

Se pren­dre pour Mozart et simuler son enter­re­ment, c’est une chose qu’i peut faire tout seul …

UNE DAME NOTRE
Mozart ist krank !

UNE DAME BLANCHE
Mozart stirbt!…

LE ROI NOIR
( accroupi près de Dan­thès 🙂
Wolf­gang Amadeus mocht­est du einen Grog ?

LE ROI BLANC
Ja ! gute Idee… Komm doch einen Grog trinken…

LES FIGURINES
Ja ! ja ! ja ! ja !
( sur le même rythme que la res­pi­ra­tion oppressée de Dan­thès-Mozart en train d’ag­o­nis­er )

UN CHEVAL NOIR
( s’ac­croupis­sant à son tour:)
Wir zahlen for dich, mein Guter … Komm !
( il gifle Dan­thès à plusieurs repris­es sous pré­texte de le ranimer)
Augen auf­machen ! schnell ! Mozart … Was ist los …

LA DAME BLANCHE
(penchée sur Dan­thès 🙂
Mozart stirbt, mein lieber Gott !

LA DAME NOIRE
Gott ! Wolf­gang Amadeus …
( la res­pi­ra­tion des fig­urines se fait de plus en plus dif­fi­cile )

( le Roi blanc saisit Dan­thès par les chevilles, on l’oblige à avancer, en marchant
sur les mains )

UN PION BLANC
Er stirbt !

( les fig­urines se for­ment en cortège der­rière Dan­thès et le Roi blanc)

UN PION NOIR
Armer, armer Amadeus …
( cris hys­tériques courant le long de la pro­ces­sion des fig­urines 🙂
Mozart ist tot …
Es lebe Mozart !
Mozart est mort…
Viva Mozart !
Mozart is dead …
Vive Mozart !
( la musique tri­om­phale de la « Marche Turque », et sur le ton de la litanie, afin d’ac­centuer encore le car­ac­tère inso­lite de la pro­ces­sion:)
Hoch, Mozart ! Hoch, Mozart ! Hoch, Mozart !
( le cortège s’ap­pau­vrit pro­gres­sive­ment, il ny a bien­tôt plus que le Fou noir pour accom­pa­g­n­er le Roi blanc, qui main­tient tou­jours Dan­thès par les chevilles )
( les autres fig­urines se sont égayées sur toute la suiface de l’e­space scénique, dansant ou han­tant sur l’air de la « Marche Turque »)
( après un moment le Roi blanc laisse choir Dan­thès sur le sol, et s’é­clipse joyeuse­ment pour se join­dre aux danseurs et chanteurs )
( le Fou noir est le seul à être resté près de Dan­thès )

Scène 8

( Dan­thès, Jarde, le baron, les fig­urines, Mal­wina et Eri­ka )
Jarde est assis dans son fau­teuil piv­otant en face de Dan­thès debout der­rière son bureau. Dan­thès remue quelques papiers. Jarde reni­fle l’air, extrait une petite bouteille de sa poche et s’ap­prête à se met­tre des gouttes dans le nez. Le baron se tient à sa place habituelle dans l’e­space vert, der­rière le fau­teuil d’in­firme de Mal­wina, laque­lle observe un endroit de l’e­space scénique à l’aide d’une paire de jumelles. Au côté de sa mère, Eri­ka est couchée sur un transat­lan­tique, exposant son vis­age au soleil, des lunettes noires dis­simu­lent ses yeux.

DANTHÈS
Il m’a fal­lu appren­dre de nou­veau que l’amour ne suf­fit pas.
( il par­le d’une voix posée, très homme du monde )
En plus de l’amour, il y a le tra­vail, et … une vie, ma vie en tout cas, où le tra­vail ne…
( il soupire )

JARDE
( il se met des gouttes dans le nez, reni­fle, fait piv­ot­er son fau­teuil:)
Oui, naturelle­ment, le tra­vail… ( un temps )
L’air est trop sec dans cette pièce, ne trou­vez-vous pas ?
(puis enchaî­nant:)
Vous devez avoir l’im­pres­sion que tout ce à quoi vous passez votre temps … Ici, n’est-ce pas, ne sert pas à grand-chose.

DANTHÈS
Non.

JARDE
Si. ( un temps )
Vous ne vous attendiez à aucun change­ment rad­i­cal, hein ? ni des mœurs ni du style de vie.

DANTHÈS
Je n’e­spérais rien sauf peut-être éviter que tout ce en quoi nous avons cru ne s’en aille en lam­beaux avant même …

JARDE
Avant quoi ?
(puis ironique:)
Vous êtes de ceux qui êtes prêts à con­sacr­er une vie entière à n’amen­er à matu­rité que ce qui existe déjà. ( un temps )
Mais ce qui exis­tait, n’est-ce pas ? n’ex­is­tait que pour vous … déjà moins pour moi …
( il jette un regard cir­cu­laire autour du salon XVIII• siè­cle )
Ça n’ex­iste que pour vous.

DANTHÈS
«Ça»… vous n’en voulez pas, Jarde.

JARDE
Bon Dieu, que vous êtes rigide.

DANTHÈS
L’im­age que les autres ont de nous influ­ence l’im­age que nous nous faisons de nous-mêmes.

JARDE
Je n’ai pas une image de vous.

DANTHÈS
Une image, je vous le dis. Et c’est bien tout ce qui nous reste : des images, car si nous n’avions plus des images les uns des autres nous devien­dri­ons fous furieux. Com­ment voulez-vous vivre si per­son­ne ne vous aide ?
Com­ment …

JARDE
… ne vous imag­ine ?

DANTHÈS
( éle­vant la voix:)
… Com­ment voulez-vous tra­vailler, aimer encore, s’il ne se trou­ve per­son­ne pour s’in­téress­er à ce que vous êtes vrai­ment ?

JARDE
Dis­ons que vous souf­frez de n’être qu’un rouage.

DANTHÈS
Non, pas un rouage… Non. Non, non.

JARDE
C’est que, voyez-vous, le pou­voir ne réside plus dans la lucid­ité. Il est ailleurs.

DANTHÈS
( cri­ant sans s’en ren­dre compte:)
Le pou­voir est anonyme ! ( un temps ) (puis un peu gêné:)
Qui décide de ce qui est impor­tant et de ce qui ne l’est pas ?
( il con­tourne le bureau, s’ap­proche de Jarde )

JARDE
( il se lève )
Vous n’êtes plus en état de décider quoi que ce soit, mais vous con­tin­uez à le faire pour les autres. Ain­si pour cette jeune fille…

DANTHÈS
C’est que quelqu’un puisse encore décider quelque chose seul qui vous fait peur.
( les deux hommes s’af­fron­tent )

JARDE
Seul ! mais nous ne sommes plus jamais seuls ! qu’avez-vous fait seul ? que feriez-vous seul ?

LE BARON
( s’é­tant fau­filé entre-temps dans la sur­face de jeu:)
Fh4 x é7, mange.
(il déplace une fig­urine et en repousse une autre hors de la sur­face de jeu) ( rire assour­di et bat­te­ment des mains de Mal­wina dans l’e­space vert)
( l’ex­pres­sion de Dan­thès en est rad­i­cale­ment mod­i­fiée, il a suivi les évo­lu­tions du baron avec une sorte d’a­vid­ité, si bien que lorsque ses yeux revi­en­nent sur Jarde ils ont per­du toute expres­sion )

DANTH
( aimable mais au fond indif­férent 🙂
Asseyez-vous … Il ne sert à rien d’élever la voix ici. Ces salons pos­sè­dent une acous­tique mer­veilleuse, hein ?
( on entend les pre­mières notes du « Requiem » de Mozart )

JARDE
( de nou­veau engoncé dans son fau­teuil piv­otant:)
Mozart … Oumm … j’aime …
( Dan­thès s’est aven­turé dans la su,jace de jeu, mais Jarde se com­porte comme s’il était tou­jours en face de lui )
( d’une voix douce, presque sup­pli­ante, comme s’il cher­chait à ras­sur­er un malade au terme d’une con­sul­ta­tion, le buste incliné en avant:)

Où prenez-vous qu’il vous est impos­si­ble d’en­core influ­encer votre milieu social. C’est une impres­sion d’im­puis­sance gui aura sur votre per­son­nal­ité un effet nuis­i­ble, voire désas­treux.

DANTHÈS
( même com­porte­ment que celui du baron )
Dd8 x é7, mange.

LE BARON
Cc3 x dS, mange.

DANTHÈS
éc6 x dS, mange.

LE BARON
( à l’adresse de Mal­wina 🙂
Tout à fait dénué de sens, cet homme a peur de pren­dre des déci­sions pas peur de gaspiller son énergie.

DANTHÈS
( calme, répon­dant à Jarde, comme si leur dia­logue se pour­suiv­ait 🙂
Je me sens oppressé, Jarde.

JARDE
( très ami­cal:)
Que pensez-vous de vous-même en tant qu’homme … en tant que diplo­mate ? Pensez-vous que vous êtes un grand diplo­mate ou ne le pensez-vous pas ?

LE BARON
( à l’adresse de Mal­wina 🙂
Prise de déci­sion atrophiée car non exer­cée. Très bon. En train de per­dre son autonomie.

MALWINA
Bra­vo, Putzi !

DANTHÈS
La faib­lesse du pion g7 est sans sig­ni­fi­ca­tion.

LE BARON
Cela me paraît telle­ment énorme que je préfère penser qu’il s’agis­sait d’un sac­ri­fice.

JARDE
( même jeu que précédem­ment:)
Avez-vous des enne­mis ? des amis ?

DANTHÈS
( sur le ton de la con­ver­sa­tion:)
Vous êtes en train d’insin­uer que je suis dans l’in­ca­pac­ité d’évoluer hein ?

LE BARON
N’a-t-il pas vu qu’il n’a rien à gag­n­er en per­me­t­tant l’échange ?

JARDE
( même jeu:)
Quel genre de vie de famille avez-vous ? Com­ment dormez-vous la nuit ? Que faites-vous avant d’aller vous couch­er ? Avez-vous sou­vent des migraines ?

DANTHÈS
( même jeu:)
Avans-nous rai­son de per­me­t­tre à la société de gér­er cer­tains aspects de notre vie ?

JARDE
(même jeu:)
Voyons, voyons, l’homme occi­den­tal n’a pas renon­cé à son pou­voir de déci­sion sans y avoir réfléchi, n’est-ce pas ?

LE BARON
Mais aucun grand maître n’a com­pris à ce moment quelle com­pen­sa­tion posi­tion­nelle pou­vait obtenir Jean Dan­thès — l’am­bas­sadeur.
Ta1-c1.
( même com­porte­ment que précédem­ment )

DANTHÈS
Fc8-é6.
( même com­porte­ment que précédem­ment )

MALWINA
Il s’ab­stient de faire une foule de choses, car il sait qu’il ne doit pas les faire.

DANTHÈS
Je suis tout à fait capa­ble d’évoluer, Jarde.
( le « Requiem » de Mozart défer­le sur la sur­face de jeu, les fig­urines com­men­cent à s’agiter, à piétin­er ; le Roi blanc,et le Roi noir se débar­rassent de leurs habits de cour pour appa­raître dans des accou­trements de fan­taisie, mais qui font néan­moins penser à des uni­formes SS ; ils ont procédé à l’opéra­tion sans qu’on puisse vrai­ment s’en ren­dre compte, tant l’ag­i­ta­tion et le désor­dre règ­nent dans la sur­face de jeu ; les autres fig­urines se sont égale­ment dépouil­lées de leurs vête­ments pour appa­raître, les unes en gue­nilles, les autres à moitié nues, et c’est notam­ment le cas de Dan­thès )
( les fig­urines s’alig­nent sur une file, piétine­ments con­ti­nus, un ordre bref, gut­tur­al : les piétine­ments pren­nent fin à l’in­stant, toutes se tien­nent au garde-à-vous. Le Roi blanc et le Roi noir passent en revue les fig­urines )

LE ROI BLANC
( s’ap­prochant d’une femme et lui arrachant son masque:)
Niaise, bavarde, étour­die, capricieuse, très irri­ta­ble.

LE ROI NOIR
( s’ap­prochant d’un homme et lui arrachant son masque 🙂
Atti­tude puérile et joviale, par­fois énervé et méchant.

LE ROI BLANC
( s’ap­prochant d’une femme et lui arrachant son masque:) Etat de ner­vosité. Peu accom­modante. Querelleuse. ( la scène s’ac­célère, les sen­tences se pré­cip­i­tent 🙂
Pen­chant pour l’a­gres­siv­ité et atti­tudes aso­ciales. Aspect nég­ligé, mal­pro­pre, se salit avec matières et urine.
Humeur irri­ta­ble, énervée, peu con­ciliante, cherche des hommes.
Idées ralen­ties, com­préhen­sion inférieure, car­ac­tère insta­ble.
Luna­tique, très sen­si­ble. N’obéit pas.
Débon­naire, infan­tile. Très faible niveau intel­lectuel.
( dans l’e­space vert, en même temps que cette dernière réplique, et s’ex­p­ri­mant en yid­disch 🙂

MALWINA
Eri­ka, verges nicht das der Dan­thès is a goï.

LE BARON
(idem:)
Dè Ma is ger­acht
(puis 🙂 Dan­thès n’est pas juif.

ERIKA
(idem:)
Fin voes host die moïre, Ma ? Dan­thès is azoï git, es gibt nicht a zein man zwis­chen dè yid­den.

MALWINA
Moïre ?
( elle rit avec ironie )
Tu t’imag­ines main­tenant que j’ai peur de lui ! Liebe ! Liebe clous is a spiel far a goï. Nicht wouer, Putzi ?

LE BARON
Yo.
(puis 🙂 Pour un tel homme l’amour n’est jamais qu’un jeu.

MALWINA
Yo, yo, a spiel. ( un temps )
Il te racon­tera qu’il souf­fre, ou bien qu’il a tant souf­fert déjà. Tant pis : ni fleurs ni couronnes.
( elle se met à fre­donner une chan­son yid­disch 🙂
«Wie ! wie ! zenen meine kinder­lech ? wie ! wie ! zenen meine kinder­lech ? vaït, vaït … vaït, vaït zenen zaï aweg… »
( en même temps que la chan­son, le Roi blanc en arrêt devant le pris­on­nier Dan­thès 🙂

LE ROI BLANC
Numéro

DANTHÈS
6.734.

LE ROI NOIR
( en arrêt devant Dan­thès 🙂
Nom et prénom ?

DANTHÈS
Dan­thès Jean.

LE ROI BLANC
Pro­fes­sion ?

DANTHÈS
Diplo­mate.

LE ROI NOIR
Classe moyenne. ( un silence ) (hurlant:)
Classe moyenne ?

DANTHÈS
Oui, classe moyenne.

LE ROI BLANC
( en le frap­pant, cri étouf­fé de Dan­thès )
Classe dom­i­nante !

JARDE
( tou­jours assis dans le fau­teuil piv­otant, la voix doc­tor­ale 🙂
En somme vous étiez con­traint de faire comme les autres : vous avez ram­pé.

DANTHÈS
(frap­pé par les deux « Rois » à coups de poing, et en même temps:)
Non ! non !

JARDE
( même jeu 🙂
Vous n’avez pas osé résis­ter car cela vous était par­faite­ment impos­si­ble, n’est-ce pas ?

DANTHÈS
( tou­jours criblé de coups:)
Que voulez-vous de moi ? Je n’ai par­ticipé à aucun com­plot !

JARDE
(même jeu:)
Vous ne faisiez que plaider, n’est-ce pas ?
( il reni­fle l’air,· éter­nue, se mouche déli­cate­ment)
( de nou­veau les piétine­ments des fig­urines et le « Requiem » de Mozart )

LE ROI BLANC
De quelle race êtes-vous ?

LE ROI NOIR
Tu es con­tre l’idée de la grande Europe ?

DANTHÈS
Non ! non !

LE ROI BLANC
Quel numéro ?

DANTHÈS
(hurlant)
6.734 !

JARDE
(même jeu:)
Tout ce monde dans lequel vous aviez vécu, se révélait soudain arti­fi­ciel n’est-ce pas ?

DANTHÈS
( roué de coups, dans un râle:)
Je n’ai jamais per­du le respect de moi-même .

JARDE
(même jeu:)
Mais vous avez craint de vous dés­in­té­gr­er en tant qu’in­di­vidu ?
( il reni­fle)

DANTHÈS
(gémis­sant sous les coups:)
Je n’ai pas volé ni cher­ché à duper quiconque, je n’ai copié le com­porte­ment de per­son­ne.

JARDE
(même jeu)
Certes, mais vous étiez un pris­on­nier de la classe supérieure, c’est à de gens tels que vous que les autres s’ac­crochaient.

LE ROI BLANC
Avoue sale com­mu­niste, avoue pouilleux de marx­iste !

LE ROI NOIR
Allons, salope ! mets-toi à table ! nos­tal­gique de la social-démoc­ra­tie !

DANTHÈS
Non … rien, jamais, aucun intérêt. Je vous le jure.

JARDE
(même jeu:)
Mais aviez-vous la dig­nité des poli­tiques ? Eux, s’at­tendaient à être per­sé­cutés, tan­dis que vous, Dan­thès …
( il se mouche déli­cate­ment)

LE ROI BLANC
Alors, espèce de porc ! dis-nous un peu que ton Dieu est une merde !

LE ROI NOIR
Que ta femme con­tin­ue à faire comme toutes les femelles de sa classe : la putain !

DANTHÈS
Non ! non !

LE ROI BLANC
Dieu est une merde et ta femme passe son temps à faire la pute !

LE ROI NOIR
Dis-le, fils de pute !
( ils redou­blent de bru­tal­ités )

JARDE
( même jeu:)
Vous ne pou­viez refuser jusqu’à la fin de dire ce qu’ils vous demandaient de répéter, n’est-ce pas ?

DANTHÈS
( avec un cri déchi­rant:)
Dieu et ma femme ! … Dieu et ma femme ! …

JARDE
( même jeu:)
Seuls ceux qui ont résisté jusqu’au bout sont morts, les autres ont dû renon­cer à tout amour-pro­pre, subir toutes les humil­i­a­tions,
n’est-ce pas ?

LE ROI NOIR
Debout 6.734 !

LE ROI BLANC
Au pas de course !
( ils le poussent dans le dos, Dan­thès se met enfin à courir)

LE ROI NOIR
Ici ! Tu vas cass­er la gueule à un « Kam­er­ad » ( à l’alle­mande!) ( il traîne un pris­on­nier au pied de Dan­thès)

LE PRISONNIER
Nein… nein …

LE ROI NOIR
Allons 6. 734 ! frappe ! pour de vrai, hein ? pas de chiqué !

DANTHÈS
(frap­pant de toutes ses forces 🙂
Morve ! cochon ! … tête de cochon …

LE ROI BLANC
Plus fort !

DANTHÈS
( ne se con­nais­sant plus 🙂
C’est ce que tu mérites, tu mérites, tu mérites ! tu… tu … c’est ce que tu méri­tais durant toute ta chi­enne de vie ! tu méri­tais … tu …

LE PRISONNIER
( en yid­disch)
( il a glis­sé à terre 🙂

Nein … voes machst die… Voes hob ich gemacht …
( dans l’e­space vert, en même temps que les deux dernières répliques, et s’ex­p­ri­mant en yid­disch 🙂

MALWINA
Voes hot er gezougt fin dein kleid, mein schatz ?
( clic caresse la robe blanche d’Eri­ka )

ERIKA
Je te dis qu’il n’a pas recon­nu la robe.

LE BARON
( méprisant 🙂
A goï…

MALWINA
Genig mit di schwartze bril, Eri­ka.
( une pause )
Tu n’as pas enten­du ? Je_te demande d’en­lever ces lunettes noires.

ERIKA
( en s’exé­cu­tant:)
Yo, Ma.
(Dan­thès a regag­né sa place par­mi les pris­on­niers, piétine­ments, « Requiem » de Mozart)

DANTHÈS
( de la voix avec laque­lle il s’adresse habituelle­ment à Jarde:)
Je pen­sais que cela ne pou­vait être vrai, qu’il était impos­si­ble que de telles choses se pro­duisent.

JARDE
( même jeu que précédem­ment 🙂
Refus d’ac­corder de la réal­ité à des événe­ments extrêmes. Nier ce qui est vrai afin de sur­vivre quel qu’en soit le prix. Vivre quelle que soit la vie, n’est-ce pas Dan­thès ?

DANTHÈS
Le pris­on­nier français n°6.734 prie hum­ble­ment qu’on l’au­torise à sat­is­faire ses besoins.

LE ROI NOIR
(hilare:)
Piss­er et chi­er, hein ?

DANTHÈS
Piss­er et chi­er.
LE ROI BLANC
Tou­jours à vouloir se tripot­er les couilles, hein ?

DANTHÈS
Seule­ment piss­er et chi­er, Ober­sturm­führer.

LE ROI NOIR
Tout cela en même temps, souil­lure, avec en plus une bonne séance de mas­tur­ba­tion.

LE ROI BLANC
T’i­ras aux latrines avec tes « Kam­er­aden », salope !

LE ROI NOIR
Une ! deux ! une ! deux ! une ! deux !
( les fig­urines com­men­cent à marcher sur place)
En avant… marche !
( et le Roi noir entonne la chan­son de route <, laque­lle vien­dra « per­cuter » le « Requiem;>, pour finale­ment l’é­clipser:)
«Auf der Hei­de blüht ein kleines Blümelein, und das heisst Eri­ka »
«Heiss von hun­dert­tausend kleinen Bienelein wird umschwarmt Eri­ka ».

( tous les pris­on­niers la repren­nent en effet en chœur et com­men­cent à marcher dans la sur­face de jeu)

LE ROI BLANC
( dom­i­nant le chant 🙂
Je m’adresse à ceux d’en­tre vous qui ne sont pas juifs, à ceux-là je leur dis : ouvrez bien vos sales oreilles. Qu’ils sachent que leur com­porte­ment aura une influ­ence directe sur leur sort. Car nous saurons recon­naître leur assiduité au tra­vail. Quant aux Juifs qu’ils ail­lent se faire foutre ! De toute façon leur compte est bon !

LE ROI NOIR
Une ! deux ! une ! deux !
( les pris­on­niers chantent tou­jours “Eri­ka”)

LE ROI BLANC
Les Juifs à gauche !

LE ROI NOIR
Une ! deux ! une ! deux !
( piétine­ments apeurés des pris­on­niers qui se parta­gent en deux groupes, Dan­thès n’ar­rive pas à se décider )

LE ROI NOIR
T’es juif, charogne ?

LE ROI BLANC
Une ! deux ! une ! deux !

DANTHÈS
(éper­du:)
Non!… non!…
( il rejoint le groupe des non juifs )

JARDE
( même jeu que précédem­ment:)
A pro­pos, Dan­thès, vous avez dû remar­quer que presque tous les pris­on­niers non juifs croy­aient à la supéri­or­ité raciale des Alle­mands ?
( et alors que les pris­on­niers non juifs chantent tou­jours “Eri­ka, on entend le chœur des pris­on­niers juifs psalmodi­er … )

LES PRISONNIERS JUIFS
Ecoute ma voix, regarde mes larmes, défends-moi et dis-moi enfin : je te par­donne ! Nous sommes entre tes mains, comme l’argile dans les mains du poti­er, comme la pierre dans les mains du car­ri­er, comme une hache dans les mains du menuisi­er, comme le gou­ver­nail dans les mains du marin…
N’é­coute pas les paroles de celui qui accuse et sou­viens-toi de tes promess­es éter­nelles !

LE ROI NOIR
(hurlant:)
Que les juifs la boucle­nt, nom de Dieu !

LE ROI BLANC
(hurlant:)
Une ! deux ! une ! deux !

Scène 9
( Mal­wina et Eri­ka )
Eri­ka vêtue de sa robe blanche éblouis­sante. Elle parade devant sa mère, ébauche une révérence.

MALWINA
Tourne-toi … Oumm … Marche encore… Oumm … Par ici, tu es dans l’om­bre … Oumm …

ERIKA
Eh bien ?

MALWINA
(jouant nerveuse­ment de l’éven­tail:)
Ma fille, il ne tien­dra pas une sec­onde. Il faut tout de même lui recon­naître une qual­ité : c’est un homme de goût. Avant la fin de l’été, tu seras ambas­sadrice. Il n’y a aucun doute là-dessus. D’ailleurs on vient de pay­er qua­tre mil­lions de dol­lars pour un Titien à une vente à Lon­dres.

ERIKA
Je ne vois pas le rap­port …

MALWINA
Chef-d’œu­vre pour chef-d’œu­vre, tu vaux plus que ça.

ERIKA
Est-ce que je dois te rap­pel­er qu’il est mar­ié ?

MALWINA
Si peu…

ERIKA
Mais mar­ié tout de même.

MALWINA
Il a fait un mariage d’ar­gent. C’est tou­jours le pre­mier mariage qu’on fait. Après quoi, on fait_un mariage d’amour.

ERIKA
Et si elle refuse le divorce ?

MALWINA
Il paraît qu’elle l’adore. Elle ne refusera pas.

ERIKA
C’est tout de même curieux qu’une femme accepte de quit­ter par amour un homme qu’elle aime.

MALWINA
Les choses qu’une femme amoureuse est capa­ble de faire dépassent l’en­ten­de­ment, ce qui veut dire d’abord que cela se joue quelque part hors· de la portée de l’in­tel­li­gence.

ERIKA
( avec douceur:)
Ma, est-ce que tu me par­les de toi ?

MALWINA
Bien sûr …
( un silence)

( Eri­ka se rem­brunit)
What’s the mat­ter with you ? ( une pause)
What do you think about it, my dear ?

ERIKA
Noth­ing.

MALWINA
Du bist eine Lügner­in.

ERIKA
Je ne suis pas une menteuse !
(puù en yid­disch 🙂
Die hof­st tsie fill fin mirh.

MALWINA
( subite­ment vul­gaire 🙂
Ce serait bien le dia­ble, si je n’e­spérais rien ! Mais il t’im­pres­sionne, n’est-ce pas qu’il t’im­pres­sionne ?

ERIKA
(timide:)

Quand tu étais avec lui tu pen­sais à l’amour … et…

MALWINA
Je me suis occupée de toi. Tu n’as pas idée à quel point je me suis occupée de toi.

ERIKA
Si on ne s’oc­cupe pas de son enfant, l’en­fant devenu adulte ne saura pas s’oc­cu­per de lui-même.

MALWINA
Il me sem­ble que tu t’oc­cu­pes fort bien de tes affaires.

ERIKA
Ma !

MALWTNA
C’est d’abord·parce que tu es ma fille, que tu sais bien faire l’amour.
(puis avec la voix d’une hôtesse à la récep­tion d’un aéro­drome inter­na­tion­al:)
On ne fait bien l’amour que si l’on a été dor­loté, chou­chouté, caressé par sa maman.

ERIKA
Dan­thès war drei Jahre in Dachau und er musste …

MALWINA
Un peu tard pour s’en sou­venir, chérie …
( elle rit vul­gaire­ment d’abord, douloureuse­ment ensuite )
C’est dans mes bras qu’il a oublié Dachau ou…Auschwitz, je ne sais plus très bien. Il ne m’en a souf­flé mot, tu pens­es qu’après tout ce temps à faire cein­ture, il avait d’autres choses dans la tête. Puis ras­sure-toi il n’avait rien de dif­férent des autres … Dan­thès était un parte­naire sans com­plex­es :
il appre­nait vite… ( avec un rire vul­gaire )
Ah, si encore il m’avait par­lé de Dachau … Mais non, ma fille, c’est de sa car­rière qu’il par­lait, de la façon dont il allait s’y pren­dre pour regag­n­er les années per­dues et brûler les étapes.
Il était heureux de pos­séder, d’être lié aus­si … mais … ( un temps )
Il me pres­sait con­tre son corps, comme s’il voulait m’in­cruster dans le sien… Après l’amour, nous écoutions le « Requiem », comme on écoute la mort de Mozart, comme on imag­ine les funérailles de l’Eu­rope.
( nou­veau silence)
(puis avec un san­glot mal réprimé:)

Die Krieg… la guerre… (puis en yid­disch 🙂 A Krieg is immer schw­er.
J’ai même pris le risque pen­dant la guerre de me faire pass­er pour une juive de Ros­tock, ce que Dan­thès n’au­rait jamais imag­iné, hein ?
( une pause )

ERIKA
Bon, j’y vais.

MALWINA
Sois sans pitié.

Scène 10
( Dan­thès et Nitrati )
Nitrati assis dans le fau­teuil piv­otant qu’oc­cu­pait Jarde. Dan­thès debout der­rière son bureau, remue quelques papiers.

NITRATI
Excusez-moi de vous déranger, cher mon­sieur. Je suis venu ici par égard à votre pres­tigieuse car­rière. Les tal­ents dont les dieux vous ont comblé, et les per­spec­tives qui con­tin­u­ent à s’ou­vrir devant…

DANTHÈS
Que me voulez-vous ?

NITRATI
Vous savez qui je suis, j’e­spère ? Non … Tiens, mais vous avez dû lire mon nom sur la carte de vis­ite …
( il tend un bris­tol à Dan­thès, et tan­dis que ce dernier le lit 🙂
Nitrati. Julio Amedeo Nitrati. Peut-être con­nais­sez-vous ce nom par notre amie com­mune, la baronne von Ley­den ?

DANTHÈS
Con­nais pas.

NITRATI
Dom­mage, mais cela n’empêche rien. L’essen­tiel c’est que moi je vous con­naisse. ( un temps )
Si vous le voulez, nous par­lerons plus tard de la baronne et de sa fille, si nous en avons le temps.

DANTHÈS
Au fait, mon­sieur.

NITRATI
J’y arrive, cher mon­sieur. ( un temps )
Fig­urez-vous qu’en dehors de la baronne von Ley­den, nous avons aus­si un ami com­mun … Mais faut-il bien dire « ami » ?

DANTHÈS
Quel ami ?

NITRATI
Votre ami, je crois. Le mien… non, mais il serait astu­cieux de faire en sorte qu’il le devi­enne. Et je m’y engage, mais à con­di­tion que vous y met­tiez un peu du vôtre.

DANTHÈS
Quel est cet ami ? Je vous prie de cess­er ce jeu.

NITRATI
Bürgel… Hel­muth Bürgel. ( nar­quois 🙂
La mémoire vous revient ?

DANTHÈS
Bürgel …

NITRATI
(douce­ment:)
Hel­muth …

DANTHÈS
Je ne le con­nais pas.

NITRATI
Mais si… Il est au courant de votre réus­site sociale … et voudrait obtenir quelque argent en échange de son silence.

DANTHÈS
Nitrati !

NITRATI
Ne vous fâchez pas. Je tiens beau­coup à ce que notre entre­tien reste tout à fait ami­cal. ( une pause)
Je me suis longue­ment appe­san­ti sur le prob­lème, Dan­thès. Je suis très … curieux de nature : vous ne pou­viez avoir un com­porte­ment nor­mal dans de telles cir­con­stances, hein. Je serais le dernier à vous en faire le reproche.
Je com­prends qu’un homme de votre cal­i­bre ait eu le sen­ti­ment de n’avoir pas à s’adapter.

DANTHÈS
( il se lève )
Ce Bürgel n’a jamais eu d’ex­is­tence !

NITRATI
Il existe. Il a existé. Sou­venez-vous, Excel­lence.

DANTHÈS
Vous osez me deman­der que je me sou­vi­enne de quelqu’un qui n’a…

NITRATI
Evidem­ment. C’est tou­jours la pre­mière réac­tion. Mais croyez-moi, la sienne est de loin la plus dan­gereuse. Il a pré­paré une con­fes­sion écrite :
songez‑y …

DANTHÈS
Il n’au­ra jamais fait ça ! jamais … c’est vous !
( il se rassied )

NITRATI
Ah, il y a pro­grès : vous con­venez enfin de son exis­tence. Mais je sais, Excel­lence, à la longue vous finissiez tous par vous com­porter comme des enfants. Coupés de la réal­ité, vous étiez, tout comme les enfants, à rechercher la sat­is­fac­tion des songes creux. Vous aviez per­du le sen­ti­ment du temps : il vous fal­lait donc manger, dormir, vous repos­er. A ce régime on est inca­pable de renon­cer à une sat­is­fac­tion immé­di­ate.
( il rit )

DANTHÈS
(très bas:)
Taisez-vous.

NITRATI
Comme des enfants, vous n’étiez pas en état d’établir des rela­tions durables … ( il rit 🙂 Amu­sant tout de même cette recherche de vieux uni­formes … Il paraît que Bürgel a été puni pour avoir voulu ressem­bler à un SS… Mais vous aus­si …
( il rit encore )

DANTHÈS
( d’une voix imper­son­nelle:)
Je voulais rester pro­pre et avoir l’air oien habil­lé.

NITRATI
(s’en­hardis­sant:)
Pro­pre et habil­lé à la façon des SS… C’est la classe sociale, hein Dan­thès, qui décidait sou­vent de la vie ou de la mort. En somme, Bürgel vous doit la vie, il a com­pris que quoi qu’on fasse c’est tou­jours le bour­geois qui aurait, en fin de compte, les meilleures chances de s’en tir­er. Les pro­lé­taires, il impor­tait peu qu’ils en réchap­pent, tan­dis que vous …
( un rire à la fois cru­el et méprisant )

DANTHÈS
(dés­espéré:)
Ce sont les com­mu­nistes qui fai­saient la loi.

NITRATI
Vous n’avez jamais eu la dig­nité des poli­tiques. Mais qu’à cela ne tienne, vous exer­ciez votre part du pou­voir.
( Nitrati se lève, les deux mains en appui sur le bureau, le buste en avant, tout près de Dan­thès 🙂
Bürgel n’a rien omis : la peur des aso­ci­aux por­teurs de microbes, les dan­gers de la con­t­a­m­i­na­tion, la perte d’un pull-over ou d’un morceau de pain. Lut­ter sans mer­ci, lut­ter sans défail­lance con­tre les fatal­istes, les nihilistes, les mar­gin­aux, les voleurs pour préserv­er le pou­voir acquis !
( Nitrati s’est pris à son pro­pre jeu, il hausse la voix, crie presque:)
Et je m’en fous de la souf­france d’autrui, et je coopère, même si c’est d’un cœur lourd, à l’ex­ter­mi­na­tion de pris­on­niers, pourvu que le pou­voir reste en nos mains !
( il se rassied )
Mais ne vous frappez pas, mon­sieur l’am­bas­sadeur, vous ne pou­viez avoir un com­porte­ment nor­mal dans de telles cir­con­stances. Le pou­voir, ne fût-ce qu’une par­celle de pou­voir, c’est la promesse de s’en sor­tir. On souf­fre moins, pré­tend Bürgel, lorsqu’on peut asservir les autres.
Et puisque la lib­erté n’est jamais qu’une illu­sion, l’indépen­dance une fic­tion, va donc pour la lib­erté dans l’esclavage, l’indépen­dance dans l’asservisse­ment.

DANTHÈS
Nitrati …

NITRATI
(plein d’e­spoir:) Quoi ? ( un temps) ( encour­ageant 🙂
Ici ou là-bas, c’est pareil, Excel­lence … Vous avez dû le remar­quer, hein ?
( une pause )
Votre cul­ture vous pre­scrivait de sur­vivre. Il y a une dic­tature de la foi. La cer­ti­tude d’être quelqu’un exige des vic­times. C’est pourquoi, je vous le dis, Excel­lence, n’ayez pas honte. Vous avez agi selon votre con­science.

DANTHÈS
(lente­ment:)
Une dic­tature de la foi, salaud ?

NITRATI
(décon­te­nancé:)
Mais qu’est-ce d’autre, mon­sieur l’am­bas­sadeur ?
( Dan­thès s’est levé, il con­tourne le bureau )
J’avais cru com­pren­dre …
( Nitrati aban­donne le fau­teuil, il bat en retraite)

DANTHÈS
( avançant 🙂
Cra­pule.

NITRATI
(rec­u­lant:)
Le droit n’a jamais existé ni à Dachau ni ailleurs, mais la dic­tature de la foi per­son­nelle, intime, oui.
( il recule tou­jours 🙂
Des gens de votre enver­gure, Dan­thès, n’é­taient pas pré­parés à ce genre de vie. Dans de telles cir­con­stances …

DANTHÈS
(avançant)
Cra­pule.

NITRATI
(par­venu à la lim­ite de la sur­face de jeu:)
Evidem­ment. C’est tou­jours la pre­mière réac­tion …

DANTHÈS
Fils de pute.

NITRATI
Ce serait dom­mage de… de pouss­er à bout votre ami Bürgd.

DANTHÈS
( à deux pas de Nitrati 🙂
Chi­ure !

NITRATI
( à la fois vol­u­bile et bégayant:)
Un… un homme de ta classe … je… jeté en pâture au pub­lic … Un… un Européen de la plus belle eau sus­pec­té de…

DANTHÈS
Chi­u­u­ure !

( il se pré­cip­ite sur Nitrati, mais celui-ci l’évite par un saut de coré pour se réfugi­er à l’in­térieur de la sur­face de jeu ; à cet instant pré­cis en fond sonore le « Requiem » de Mozart très assour­di, piétine­ments ralen­tis des fig­urines, et dans le même temps, d’une voix vul­gaire, toute peur dis­parue:)

NITRATI
Tu payes bien pour la cul­ture … et pour­tant ça te coûte les yeux de la tête, Mozart, Pla­ton, etc.

DANTHÈS
Fils de pute ! chi­ure !
( il bon­dit sur Nitrati dans la sur­face de jeu, affole­ment des fig­urines, piétine­ments plus rapi­des, « Requiem » plus fort lui aus­si, les deux hommes roulent à terre)

NITRATI
( tout en lut­tant:)
Mozart … hein… tu l’as floué, Dan­thès … tu … tu peux l’é­couter gratis … mais le silence de Bürgel… hein…

Scène 11
( Dan­thès et Eri­ka — Mal­wina ·et le baron)
Eri­ka est couchée sur l’as­phalte de l’au­toroute, non loin d’elle : sa bicy­clette ren­ver­sée. Dan­thès, un genou à terre, est penché sur la jeune fille qui a du mal à ne pas éclater de rire. En fond sonore, très assour­dis, la chan­son « Eri­ka » et les moteurs de voitures.
Dans l’e­space vert, Mal­wina fixe un point de l’e­space scénique à l’aide de ses jumelles, le baron se tient à ses côtés.
En fond sonore : oiseaux et gril­lons. Eri­ka éclate de son rire cristallin.

DANTHÈS
(agacé:)

A quoi bon cette mise en scène ? Votre mère ne peut nous voir. Vous auriez pu vous faire mal.

ERIKA
Je vous aime.
( nou­v­el accès de rire, cette fois en même temps que Mal­wina, les deux rires se con­fondent de Jaron étrange ; Eri­ka porte la main à son front, même geste de Mal­wina ; ensuite on la voit nouer ses mains der­rière la nuque, même com­porte­ment de Mal­wina ; mais le rire de la mère s’é­tran­gle, devient comme un cri rauque révélant une pre­fonde souf­france)

LE BARON
Drückt es Sie sehr, meine Beste ?

MALWINA
( en se tâtant les côtes 🙂
Cela m’empêche de rire longtemps, Putzi.

ERIKA
Vous n’avez même pas remar­qué ma robe.

DANTHÈS
Mais si.

ERIKA
Alors ?

DANTHÈS
Le blanc vous va à ravir, parce que c’est ce qui se rap­proche le plus de la nudité. Si les couleurs habil­lent elles détour­nent l’at­ten­tion.

ERIKA
( avec reproche:)
C’est la robe que Ma por­tait à votre pre­mier ren­dez-vous …

DANTHÈS
( sans. con­vic­tion 🙂
Oui, je me sou­viens très bien, bien sûr.

ERIKA
L’avez-vous beau­coup aimée, pen­dant votre brève liai­son, ou est-ce que cela est aus­si une illu­sion qu’elle s’est don­née pour sur­vivre ?

DANTHÈS
J’avais vingt-huit ans et la tête qui s’en­flam­mait vite.

ERIKA
( ironique 🙂

Après trois années passées à Dachau …

DANTHÈS
Hmm… ( un temps )
L’ai-je beau­coup aimée ? Dis­ons : je l’ai inven­tée avec beau­coup d’amour. .. De toute façon, l’amour est d’abord une œuvre d’imag­i­na­tion.

ERIKA
Depuis vingt-cinq ans, cette femme n’a jamais cessé de penser à vous.

DANTHÈS
Je n’au­rais jamais cru que quelqu’un pût aller aus­si loin dans la vengeance.

ERIKA
( avec une pointe d’hos­til­ité:)
Quelle sorte d’homme étiez-vous au sor­tir du camp ?

DANTHÈS
Eri­ka, ce qu’il y a de beau, là-dedans, de boulever­sant, et prob­a­ble­ment d’u­nique, c’est que tout y est presque com­plète­ment faux, inven­té de toutes pièces et bien après l’événe­ment. Je dirais même que c’est pourquoi je suis ici, et que j’es­saie de faire de mon mieux. Com­ment se refuser à une telle créa­tion ? ( un temps )
Notre liai­son a duré à peine six semaines …

ERIKA
Quelques jours suff­isent par­fois à tout don­ner … Ou à tout pren­dre.

DANTHÈS
Ecoutez … Vous dites à une femme : « Je vous aime », mais vous êtes pris de dés­espoir car ces mots, ces mots ne…

ERIKA
(l’in­ter­rompant:)
Vous savez, j’ai dû gag­n­er ma vie très tôt, j’ai tra­vail­lé comme coif­feuse, comme vendeuse, comme hôtesse à la récep­tion d’un aéro­drome inter­na­tion­al, alors, je n’ai pas peur des banal­ités. Vous pou­vez me dire :
«Je t’aime ».

DANTHÈS
Je t’aime.

ERIKA
Jean …

DANTHÈS
Oui ?

ERIKA
Vous avez oublié ?

DANTHÈS
Quoi donc ?

ERIKA
Vous ne souf­frez plus ?

DANTHÈS
Si je…

MAL­Wl­NA
( elle com­mence à fre­donner:)
«A yid­dis­che marne … oumm … ta… oum … ta… »

LE BARON
Ah, wie wun­der­bar das Lied…

ERIKA
Quelle chance que Ma vous ait apporté son amour et sa mer­veilleuse, son extra­or­di­naire vital­ité juste à ce moment de votre exis­tence. Elle a dû vous chang­er de…

DANTHÈS
Rien n’avait changé. Rien n’a pu chang­er.

ERIKA
Mais je voulais dire que…

ÜANTHÈS
Ni le monde ni moi n’avions changé !

ERIKA
Vous souf­frez encore, vous souf­frez …

MAL­Wl­NA
( tou­jours en train de fre­donner 🙂
«A yid­dis­che marne is azoï bit­ter wen sie felt … a yid­dis­che marne … oumm »

LE BARON
Ah, si le prince von Kreutzen vous entendait, il la savourait telle­ment cette « yid­dis­che marne ».

DANTHÈS
J’au­rais dû…

ERIKA
Oui ?

DANTHÈS
J’au­rais pu lut­ter, faire quelque chose…

ERIKA
En y lais­sant votre vie, comme tant et tant d’autres.

DANTHÈS
J’ai préféré ravaler toute colère, ne pas voir, ne pas enten­dre, mais être vu sans jamais me faire remar­quer. Comme un enfant. ( un temps )
Un enfant brisé. Anéan­ti.

MALWINA
( con­tin­u­ant à fre­donner:)
«… a zeine scheine matone, geschenk fin Gott, is a altitschke yid­dis­che marne … marne … ma … oum­mm … » Ah, mag­nifique et char­mant
von Kreutzen !

LE BARON
(riant:)
Le ten­dre philosémite.

MALWINA
Von Kreutzen croy­ait lut­ter con­tre Hitler en sauvant une yid­dis­che marne.
( elle pouffe )

LE BARON
Der gute Men­sch …

MALWINA
( tou­jours pouf­fant:)
une juive de Ros­tock, Putzi.

ERIKA
Vous méri­tiez de vivre. Il fal­lait que vous restiez en vie.

DANTHÈS
Je méri­tais de vivre la vie d’un enfant docile.

ERIKA
Vous n’y pen­siez plus avec Ma …

DANTHÈS
Votre mère avait rai­son : l’Eu­rope est à nous car nous avons l’art de demeur­er en vie. J’ai tou­jours aimé le tra­vail bien fait même s’il se révélait absurde. Je tra­vaille beau­coup, tout comme à Dachau : avec ponc­tu­al­ité, amour-pro­pre … ne me posant pas de ques­tion sur l’u­til­ité de ce que je m’ef­force d’ac­com­plir. J’ai mérité de vivre à force de docil­ité, d’obéis­sance. Je suis l’am­bas­sadeur du silence, Eri­ka. ( une pause )
Oui, il y a bien la cul­ture … qui nous excite. Mais serait-ce pour des anonymes que Mozart a écrit sa musique ?

ERIKA
On dirait qu’une par­tie de vous-même est …

DANTHÈS
Là-bas ou ici … je n’ai jamais cessé d’ex­agér­er mon impor­tance.

ERIKA
Ce n’est tout de même pas votre faute si vous êtes vivant !

DANTHÈS
Mais non … ce n’est pas ma faute : je méri­tais aus­si de vous ren­con­tr­er.
(un temps)
Quant à votre mère…
( il hésite comme s’il cher­chait ses mots )

ERIKA
Chut …

( elle rit, l’embrasse, le décoiffe, se recule pour scruter son vis­age, comme si elle voulait s’im­prégn­er de ses traits )

Scène 12
( Eri­ka, Mal­wina et le baron )
Mal­wina instal­lée dans son fau­teuil d’in­firme. Eri­ka assise sur le bord du transat­lan­tique, s’en­duit les bras et le vis­age de crème. Le baron se tient à sa place habituelle, der­rière Mal­wina.

MALWINA
( se frap­pant la cuisse, d’une voix égril­larde:)
Ça vient, ma fille, tu es la plus belle de toutes !

ERIKA
Tu es con­tente, Ma ?

MALWINA
Il divorcera, et sans que tu aies à l’en prier.

ERIKA
Tu ne lui as pas par­don­né sa faute, n’est-ce pas ?

MALWINA
Rien n’im­por­tait à Dan­thès en dehors de sa volon­té de réus­sir sa méta­mor­phose sociale.

ERIKA
A ses yeux, Ma, tous les amours sont des amours coupables. Tu n’as jamais réal­isé l’en­fer que furent pour lui ces trois années à Dachau.

MALWINA
Je te prie d’éviter le mou­choir. ( un temps )
Oui, bien sûr, la mis­ère du monde. C’est une jolie façon de se con­sol­er. Se réfugi­er der­rière ces mil­lions d’hommes qui crèvent de faim ou d’autre chose pour rompre avec une femme … C’é­tait déjà un jeune homme d’une immense cul­ture. Il ne pou­vait donc échap­per à la cul­pa­bil­ité.
Au fond, il n’a jamais eu que des prob­lèmes cul­turels. De Dachau il n’en par­lait guère, si ce n’est pour pré­ten­dre qu’il y avait dés­ap­pris de vivre. Quelle sot­tise ! Il en était sor­ti dans l’é­tat où il y était entré indemne.
Un bour­geois. Un rêveur qui fuit sans deman­der son reste dès que le songe men­ace de devenir réal­ité.

ERIKA
Tu m’as dit qu’il ne t’en avait jamais par­lé.

LE BARON
Sa décep­tion provient de ce que rien ne le touche vrai­ment.

MALWINA
Right.

Déçu par Dachau, déçu par sa car­rière, déçu par sa femme…
( avec un petit rire ironique:)
J’é­tais la chance qu’il n’a pas su saisir, Eri­ka …
( nou­veau rire 🙂
Avec toi je lui en offre une autre.

ERIKA
Please, Ma !

MALWINA
E vero, no ? Non è vero ?.

LE BARON
Yes.

ERIKA
You, shut up !

MALW!NA
C’est à Dachau qu’il a appris à tir­er son épin­gle du jeu.

ERIKA
Was sagst du, Ma !

MALWINA
Quand le camion a sur­gi, c’est Dan­thès qui était au volant, ne l’ou­blie pas. Dans ce cas aus­si il en est sor­ti indemne !
Aaaah … ( de douleur )

LE BARON
Ach, die Schmerzen wieder …

MALWINA
(bru­tale­ment)
Bref, il sait qui tu es, hein ?

ERIKA
( après un silence )
Oui, il a dev­iné que j’é­tais ta fille.

MALWINA
( moitié con­statant, moitié inter­ro­geant 🙂
Ça a dû le… lU:i faire plaisir …

ERIKA
Peut-être.

MALWINA
Sure, my dear. ( un temps )
Tu lui plais ?

ERIKA
Mais …

LE BARON
So… so…

ERIKA
Idioot ! ( en alle­mand )

MALWINA
Ach, Quatsch ! cesse de faire l’en­fant. Tu as mon type, chérie… Quelle ressem­blance ! Nicht wahr ?

LE BARON
Unglaublich.

MALWINA
Dan­thès liebt die deutschen Frauen …
( Maliv­ina et le baron rient )
Ce sont les femmes alle­man­des qui ont sauvé l’Alle­magne, Eri­ka.
Nous cou­ch­ions avec ses vain­queurs, pen­dant que nos hommes les sup­pli­aient à genoux de leur don­ner du pain et du tra­vail.
Je suis la pre­mière femme avec laque­lle il a fait l’amour après qu’il fût sor­ti de Dachau …
( nou­veau rire de Mal­wina et du baron )
Je te le répète : il n’a tou­jours eu que des prob­lèmes cul­turels. C’est un égoïste qui rêve de l’Eu­rope du lib­erti­nage et de la… lux­u­re des « hautes » (avec un petit rire) épo­ques, mais qui n’aime vrai­ment que les lec­tures.
Ce sont des siè­cles à lire et à relire, mais de là à leur être fidèle… Je parie que la pen­sée qu’il couchait avec une Alle­mande, a suf­fi à le remet­tre d’aplomb.
( elle rit seule)
Cranach a tout vu. Il nous a vus, Eri­ka. Jean au pied du Christ en croix qui tient la Mater Dolorosa entre ses bras, les mains et leurs jeux étranges.
Toute l’Alle­magne est trou­ble… si déli­cieuse­ment trou­ble … mais unique­ment dans ce tableau. Ailleurs elle rede­vient balourde, fruste. Mais ici elle a son vis­age des grands jours, le plus amène, le vis­age d’une brute soudain mer­veilleuse­ment éclairée par la douceur. Il n’y a pas de putains alle­man­des. Mais des fines garces. Des vierges joyeuses. Câlines. Non révélées. Des vierges-fil­lettes. Des inno­centes.

ERIKA
( la gorge nouée : )
Alors, tu savais …

MALWINA
Je savais ! je savais !

ERIKA
Pourquoi ris-tu ?

MALWINA
Je me sou­viens de ses manies : il avait imag­iné un rit­uel très com­pliqué.
( elle rit encore )
Il mimait la cru­auté… et je mimais la souf­france. Il n’a jamais pré­ten­du m’ôter le moin­dre vête­ment, c’est à moi que cela incom­bait. Il m’in­sul­tait en alle­mand, Putzi.

LE BARON
Natür­lich, il réin­ven­tait sa réal­ité.

ERIKA
( au bord des larmes 🙂
Il… il t’in­sul­tait en alle­mand ? ( Mal­wina rit en guise de réponse) ( court silence )
( Eri­ka réprime un san­glot )

MALWINA
Tu pleures, ma fille…
Hmm … tu vois, Putzi, comme il est malin ?

LE BARON
Jawohl.

MALWINA
( d’une voix qui ressem­ble à celle d’Eri­ka, s’ex­p­ri­mant comme un hôtesse à la récep­tion d’un aéro­drome inter­na­tion­al:)
Il y a dans la con­sti­tu­tion de cet homme l’ex­pres­sion de quelque chose en trop, plutôt que de quelque chose en moins.

Scène 13
( Dan­thès, Jarde, le baron, les fig­urines, Mal­wina et Eri­ka )
Jarde est assis en face de Dan­thès debout der­rière son bureau. Dan­thès remue quelques papiers tan­dis que Jarde reni­fle l’air, se frotte le nez.
Dans l’e­space vert on devine la présence de Mal­wina, Eri­ka et le baron.

JARDE
Votre mémoire est prodigieuse, mais …

DANTHÈS
On par­lera de moi plus tard, si vous le voulez bien. Vous êtes d’abord le médecin d’Eri­ka. Il faut essay­er de la sauver de sa mère.
(geste agacé de Jarde)
Décidé­ment, vous ne parais­sez pas très pressé… Cette jeune fille…

JARDE
Vous avez une prodigieuse mémoire pour oubli­er.

DANTHÈS
C’est la mémoire de Mal­wina von Ley­den qui devrait vous sem­bler prodigieuse.

JARDE
Votre sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité m’in­quiète. Vous vous êtes décou­vert, en cer­taines cir­con­stances …

DANTHÈS
( l’in­ter­rompant, très vite et ironique pour lui-même:)
Je ne pou­vais avoir un com­porte­ment nor­mal dans de telles cir­con­stances, hein.

JARDE
A la bonne heure !
( il reni­fle à plusieurs repris­es )
Vous avez réin­ven­té vos tor­tion­naires de Dachau, tout comme plus tard vous avez réin­ven­té Mal­wina von Ley­den …
(puis riant:)
Souf­frir les pires sévices de demi-dieux ce n’est déjà plus souf­frir. Car c’est l’idée que vous ayez pu per­dre toute dig­nité en cer­taines cir­con­stances, qui vous est intolérable. Oh, ne vous frappez pas… Pourquoi croyez-vous que des mil­lions de Juifs s’en­gouf­fraient dans les cham­bres à gaz, comme des voyageurs dans une rame de métro aux heures de pointe ? On ne recule pas impuné­ment les fron­tières de la dig­nité, car à la longue on risque bien­tôt de ne con­serv­er que l’il­lu­sion de la dig­nité.
Et l’il­lu­sion a tou­jours un goût de cen­dre, n’est-ce-pas ? ( une pause )
A pro­pos, ce fameux acci­dent dont fut vic­time Mal­wina von Ley­den …

DANTHÈS
( comme s’il avait réfléchi entre-temps 🙂
Non, Jarde ! atten­dez … je refu­sais tout ! tout !

JARDE
Tsst … voyons … vivre à tout prix, c’est un choix. Et vous l’avez fait, n’est-ce pas ?
( court silence )

DANTHÈS
Oui.
( le baron s’est fau­filé dans la sur­face de jeu et pousse une pièce en avant:)

LE BARON
Ddl-a4.

( Dan­thès se lève, con­tourne le bureau et garde l’œil fixé sur la sur­face de jeu )

JARDE
C’est très banal : notre désir est tou­jours de ne pas mourir.

DANTHÈS
Il a annon­cé Ddl-a4 … Une feinte qui se déploie sans ver­gogne et prélude à une attaque.

JARDE
( comme si Dan­thès n’avait pas bougé de place:)
Il existe un rap­port de gen­darmerie sur ce fameux acci­dent, et je l’ai eu entre les mains. Voyez-vous, votre sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité me parais­sait à ce point hors de mesure avec votre ver­sion …

DANTHÈS
( immo­bil­isé à la lim­ite de la sur­face de jeu 🙂
Vous faites la police main­tenant… Ce doit être une idée à elle. Ma n’a jamais eu des amis, tou­jours des com­plices.

JARDE
D’abord, c’é­tait bien vous qui con­duisiez … ce que vous refusez d’ad­met­tre jusque dans vos tête-à-tête avec vous-même.

DANTHÈS
( se retour­nant d’une pièce 🙂
On trafique les rap­ports de police, Jarde.

JARDE
Ensuite, ce n’est pas avant l’ac­ci­dent que vous avez rompu avec cette femme, mais après l’ac­ci­dent.

DANTHÈS
( d’un ton jovial et revenant sur ses pas:)
Nous roulions vite car nous étions pressés de faire l’amour …

JARDE
(Dan­thès l’a con­traint à se lever, mais il s’est lais­sé faire sans oppos­er de résis­tance:) Vous avez été frap­pé d’hor­reur à l’idée de vous charg­er d’une infirme de douze ans plus âgée que vous, et dont la répu­ta­tion venait de vous être révélée dans tous ses détails.

DANTHÈS
( riant)

Mar­chons un peu…
( ten­ant Jarde sous le bras, il l’en­traîne dans une « prom­e­nade » au ralen­ti:)
Oui, c’est moi qui con­dui­sais…
( un rire )

JARDE
Vous avez pris peur pour votre car­rière. Vous vous êtes dis­crète­ment fait nom­mer attaché d’am­bas­sade à Pékin, lais­sant l’in­firme paralysée sur son lit d’hôpi­tal.

DANTHÈS
Vous êtes porté sur l’amour ?

JARDE
(gêné:)

Vous par­lez de l’amour…

DANTHÈS
… physique, le plaisir … oui. ( un temps )
Ma en raf­fo­lait. L’amour était sa fonc­tion essen­tielle.
( il rit )
C’eût été au-dessus de mes forces de con­tin­uer … avec, dis­ons le mot, une infirme, comme si de rien n’é­tait.

JARDE
Mais Dan­thès … il s’ag­it d’une mon­strueuse sup­po­si­tion.

DANTHÈS
Ah, la for­mule est élé­gante. Eh bien, vous êtes dans l’er­reur. Dès qu’elle fut sor­tie du coma, car je l’ai veil­lée pen­dant cinq jours, elle voulut m’ar­racher la promesse qu’il en serait ain­si.

JARDE
Vous … vous avez promis ?

DANTHÈS
Du bout des lèvres.

JARDE
Et vous avez pris la fuite …

DANTHÈS
Vous seriez resté ?

JARDE
C’est la réal­ité que vous avez fui. Vous la fuyiez déjà avant de ren­con­tr­er Mal­wina von Ley­den.
( il voudrait s’ar­rêter de marcher )

DANTHÈS
(l’en­traî­nant:)
Mar­chons, mar­chons … C’est absurde à dire, mais fig­urez-vous que Mal­wina a été vic­time de son tem­péra­ment …

JARDE
Vous croyez beau­coup en la cul­ture car elle ne débouche sur aucune morale pré­cise.

DANTHÈS
C’est moi qui con­dui­sais, mais elle était si impa­tiente … vous con­nais­sez les jeux de l’amour ?
( il rit )
C’est toute l’his­toire de l’ac­ci­dent… Ces détails ne se trou­vent con­signés sur aucun rap­port de police. Com­prenez-vous à présent les raisons qui me font crain­dre pour sa fille ?

JARDE
Vous deviez avoir l’habi­tude de ces jeux…

DANTHÈS
Ça vous émoustille de causer du sexe, hein ? tout médecin que vous êtes…
( un temps )
( ses yeux tombent sur le baron tou­jours dans la sur­face de jeu, il aban­donne le bras de Jarde )
(et tout en marchant vers la sur­face de jeu:)

Dans son bor­del autrichien, qui lui rap­por­tait gros, Mal­wina pré­tendait ren­dre tout son lus­tre à l’Eu­rope entrée en ago­nie par la grâce de Hitler. Nous pos­sé­dons une telle expéri­ence des raf­fine­ments du sexe… Hélas, Mal­wina a prêché dans le désert. Le sexe a été assas­s­iné, et il ne sub­siste plus que quelques per­ver­sités col­lec­tives.
( d’une voix changée, entrant dans la sur­face de jeu 🙂
c7-c5.
( il a poussé une pièce… )
( les fig­urines com­men­cent à s’animer, à piétin­er, à se dandin­er sur la musique de Mozart, très assour­die)

LE BARON
Da4-a3. ( même jeu )

JARDE
( comme si Dan­thès était tou­jours en face de lui 🙂
Ce serait dom­mage pour vous … C’est-à-dire pour cette jeune femme qui vous obsède si ten­drement.

DANTHÈS
Tf8-c8. ( même jeu)

LE BARON
Ffl-bS !

La sor­tie « espag­nole » du Fou du roi est infin­i­ment plus effi­cace, chère amie.
( et tan­dis qu’il repousse la pièce, on entend Mal­wina applaudir avec dis­cré­tion)

DANTHÈS
à7-a6. (même jeu)

Scène 14
( Dan­thès et Eri­ka)
Dan­thès et Eri­ka se reposent dans l’e­space vert. On entend en fond sonore, très assour­dis, des extraits de la « Flûte enchan­tée », égale­ment le cli­mat sonore habituel : oiseaux et gril­lons. Eri­ka dans sa robe blanche des scènes précé­dentes. Dan­thès est couché de tout son long, on pour­rait le croire assoupi si de temps à autre, on ne le voy­ait pas chas­s­er de la main des mouch­es impor­tunes. Eri­ka penchée sur Dan­thès, elle intro­duit dans sa bouche des quartiers d’o­r­ange.
Rires con­jugués de Dan­thès et d’Eri­ka.

ERIKA
Encore ?

DANTHÈS
Oui.

( ils rient, etc.)
Oumm …
( un court silence, il se redresse, fixe Eri­ka)
A quoi pens­es-tu ? Ne mens pas. Je vais te regarder et je saurai si tu me dis la vérité.
ERIKA
Jean, est-ce que c’est hérédi­taire ? Ma a dû faire plusieurs séjours dans des clin­iques …

DANTHÈS
Ne dis pas de bêtis­es.
( une pause )

ERIKA
Tu es beau.

DANTHÈS
Faux. Je suis gen­ti­ment laid. Je l’ai tou­jours été.

ERIKA
Il n’y a rien chez toi qui soit gen­ti­ment quelque chose.
( une pause)
(puis fausse­ment enjouée 🙂

Est-ce vrai que tu as ren­con­tré Ma dans une mai­son de passe ?

DANTHÈS
Qui t’a dit cette hor­reur ?

ERIKA
Il paraît que Ma et le baron tenaient le meilleur bor­del d’Eu­rope, dans le Sem­mer­ing.

DANTHÈS
La seule chose vraie, là-dedans, c’est que Mal­wina a tou­jours réus­si dans ce qu’elle fai­sait.

ERIKA
De putain à maque­relle ?

DANTHÈS
Tu as trop d’imag­i­na­tion. Ma a certes fait tous les métiers, et quand une femme les fait tous, cela veut dire qu’il y en a un qu’elle ne fait jamais … sans quoi, elle n’au­rait pas besoin de faire les autres. Elle aurait de l’ar­gent. ( une pause )
On dirait que tu es triste ?

ERIKA
Je réfléchis­sais en alle­mand. ( un temps )
Ich liebe dich, Johannes.
( elle se met à fre­donner une chan­son en yid­disch 🙂
«Wie ! wie ! zenen meine kinder­lech ? wie ! wie ! zenen meine kinder­lech … »

DANTHÈS
(enchaî­nant:)
«… vaït, vaït, vaït …»

ERIKA
( à la fois triste et ironique 🙂
Vous con­nais­sez aus­si l’his­toire de la juive de Ros­tock. ( un temps )
Et vous chantiez Mozart en duo … et toutes ces berceuses yid­disch qu’elle affec­tionne, n’est-ce pas ?

DANTHÈS
Assez par­lé de Ma.
Ce qui lui arrive s’ex­plique par une vie… trag­ique.

ERIKA
J’ai un peu honte de la trahir. Elle voit en moi une com­plice idéale qui te hait et qui veut te détru­ire …

DANTHÈS
Tu le fais très bien.

ERIKA
Quoi ? Je te détru­is ?

DANTHÈS
Il ne reste plus grand-chose à détru­ire. Encore un effort et il n’y aura plus d’am­bas­sadeur. Ce sera mer­veilleux. Il y a si longtemps que je cherche à me fuir. J’ai par­fois la sen­sa­tion de n’être plus que le rêve de quelqu’un …
Je ne sais si je vous ai dit la rai­son véri­ta­ble de notre rup­ture.

ERIKA
( très vite 🙂 .
Tu as rompu avec Ma parce qu’elle avait d’autres amants en même temps que toi.

DANTHÈS
Je ne vois pas pourquoi nous sommes en train d’évo­quer tout cela.

ERIKA
( la voix brisée:)
Eh bien, je pense que c’est plus fort que nous …

DANTHÈS
Ne pleure pas. Je t’en prie.

ERIKA
Même aujour­d’hui elle refuse d’ad­met­tre que tu avais affreuse­ment souf­fert avant de la ren­con­tr­er. Elle voudrait que je t’épouse. Mais je dois me refuser à toi et pren­dre des amants pour t’hu­m­i­li­er. Par­fois, je la déteste. C’est une vengeance qui n’est plus de ce temps …
(puis dans un cri:)
Elle voudrait que je te pousse au sui­cide … La vérité, Jean, c’est que je crois qu’elle est folle et que c’est… hérédi­taire.

DANTHÈS
Eri­ka !

( Il la serre con­vul­sive­ment con­tre lui, la cou­vre de bais­ers)
( Eri­ka se trans­forme, perd gradu­elle­ment toute pudeur, c’est elle qui guide les mains de Dan­thès éper­du de pas­sion,· elle reste un moment à le con­tem­pler, puis com­mence posé­ment à se dévêtir)

ERIKA
Johannes, mein Liebling…
(puis avec la voix d’une hôtesse à la récep­tion d’un aéro­drome inter­na­tion­al:)
Il n’y a rien que je ne te per­me­tte de faire, mon amour. Nous avons beau­coup de temps, sûre­ment de longues heures, avant qu’elle ne revi­enne. ( en même temps la musique de Mozart et une voix de femme admirable attaquant l’air célèbre : « Sag’ ist es Liebe, was hier so bren­nt ? », etc.)

Scène 15


( Dan­thès, Eri­ka, Julio Amedeo Nitrati, le Roi blanc)
Même ambiance de fête joyeuse que dans la scène 5. Les fig­urines dansent, se promè­nent ou par­ticipent à des faran­doles. Nitrati en Fou noir. Eri­ka et Dan­thès déguisés en per­son­nages de la Renais­sance ; ils dansent, rire cristallin d’Eri­ka.
En fond musi­cal : un extrait de la « Flûte enchan­tée ».

ERIKA
Vous êtes splen­dide, mon­seigneur.

DANTHÈS
Mer­ci.

ERIKA
C’est une fête inou­bli­able, grâce à vous.
( en même temps dans l’e­space vert, la voix de Maliv­ina 🙂

MALWINA
Qu’est-ce que tu vois, Putzi ?

DANTHÈS
Je suis enfin à la hau­teur de votre imag­i­na­tion.

ERIKA
Oh oui, mon­seigneur.

DANTHÈS
Mais voilà qui n’est guère ras­sur­ant, chère amie. Demain lorsque survien­dra le moment de me com­par­er à mon dou­ble d’époque, je me sen­ti­rai une lour­deur de cent tonnes. Mal­adroit, plein de présence, un empêcheur …

ERIKA
ln Deutsch, Johannes …

DANTHÈS
Ja, unvergessliche Frau !

ERIKA
Ver­liebt.

DANTI-IÈS
Ver­hungert.

ERIKA
Uner­sat­tlich.
Je suis heureuse !

DANTHÈS
lch bin glück­lich, Eri­ka …

ERIKA
Mon­seigneur, vous par­lez si bien de l’amour.

DANTHÈS
( la faisant tournoy­er 🙂
Eri­ka ! Eri­ka !
( le rire de la jeune fille, tan­dis qu’au­tour d’eux les excla­ma­tions joyeuses s’am­pli­fient)
(flan­qué du Fou noir, le Roi blanc s’ap­proche arbo­rant un large sourire 🙂

LE ROI BLANC
Vous devez être dans un_bon jour, si j’en crois le vis­age radieux de votre com­pagne …

ERIKA
( d’une voix excitée, mécon­naiss­able, à bout de souf­fle:)
Il est mon rêve. Mon rêve inim­itable. Mes­seigneurs ! mes­seigneurs ! Quelle frénésie ! Welch­er Wahn ! Je ne sens plus mon corps, messeigneurs!Ich fühl mich selb­st nicht mehr !

LE ROI BLANC
What a fan­tas­tic woman, my good­ness ! Sacré chançard !
( il a mis une main sur l’é­paule de Dan­thès )

LE FOU NOIR
( légère­ment en retrait:)
Sich­er eine aussergewi:ihnliche Frau !

DANTHÈS
( avec un sourire con­traint 🙂
Les enten­dez-vous, Eri­ka ?

ERIKA
( enivrée par la musique 🙂
Viens… viens …
( elle cherche à l’en­traîn­er, mais une faran­dole les bous­cule à ce moment pré­cis, cris joyeux, le Roi blanc est repoussé vers Eri­ka, qui l’ac­cueille les bras ouverts ; la faran­dole s’éloigne avec Eri­ka entraînée par le Roi blanc et le Roi noir)
( Dan­thès a fait mine de suiv­re le mou­ve­ment, mais il est retenu par son habit, se retourne et aperçoit le Fou noir )

LE FOU NOIR
Moment, bitte…

DANTHÈS
Quoi ?

LE FOU NOIR
Julio Amedeo Nitrati.

DANTHÈS
Que me voulez-vous ?

LE FOU NOIR
Excusez-moi de vous déranger, Excel­lence. Je suis venu ici unique­ment par égard pour votre émi­nente posi­tion. Vous devez sûre­ment con­naître _mon nom par notre amie com­mune, la baronne von Ley­den.

DANTHÈS
( il veut rejoin­dre la faran­dole )
Non.

LE FOU NOIR
N’y courez pas. Je viens vous épargn­er des mal­heurs.

DANTHÈS
Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous foutez là ?

LE FOU NOIR
Décidé­ment, vous ne parais­sez pas vous en sou­venir.
( au milieu des cris et de !a musique, on dis­tingue le rire d’Eri­ka )
Ne risquez pas un esclan­dre pour cette jeune fille, enten­dez-la rire : elle s’a­muse comme une folle.

DANTHÈS
(Nitrati le retenant par la manche de son pour­point:)
Bas les pattes !

LE FOU NOIR
Aucun dan­ger que je m’en offusque … J’en ai enten­du d’autres et dans bien des langues. Pro­bieren Sie das ein­mal auf Deutsch, bitte num­mer 6. 734…

DANTHÈS
Qu’est-ce que cela sig­ni­fie ?

LE FOU NOIR
Diese Sachen klin­gen immer bess­er in Deutsch, nicht wahr ?
( on entend le rire devenu hys­térique d’Eri­ka )
Je vous dis­ais bien que la jeune fille pou­vait atten­dre …

DANTHÈS
( d’une voix blanche:)
Répon­dez-moi.

LE FOU NOIR
J’ai tou­jours accueil­li avec sym­pa­thie la pro­ces­sion des amants innom­brables de Mal­wina von Ley­den, d’au­tant qu’elle n’a jamais lés­iné pour les pour­cent­ages qu’elle m’ac­cor­dait sur ceux que je lui procu­rais. Ce ban­quier de Düs­sel­dorf, par exem­ple …

DANTHÈS
C’est elle qui t’en­voie ? Tu veux de l’ar­gent, cra­pule ?

LE FOU NOIR
Un peu de tenue, mon prince ! elle et moi ne tra­vail­lons plus ensem­ble depuis un quart de siè­cle. Et c’est surtout à cause de vous, hein ?
L’ac­ci­dent, la paralysie … le chô­mage, quoi.

DANTHÈS
Com­bi­en veut-elle ? Ter­mi­nons-en, pour l’amour de Dieu !

LE FOUNOIR
Quand je vous dis que la baronne n’est plus dans le coup. Ras­surez-vous, mon­seigneur. Par con­tre, je suis en droit de vous réclamer des arriérés con­sid­érables … Un manque à gag­n­er d’un quart de siè­cle, hein. Cette folle, elle vous aimait au point de vouloir me laiss­er tomber, et son acci­dent c’est aus­si votre affaire, excel­lence …

DANTHÈS
Fripouille … tu espères que je vais me gên­er pour te cass­er la fig­ure ?

LE FOU NOIR
C’est qu’en vérité, je me méfie. Vous savez, Bürgel, votre ami de Dachau, il m’en a racon­té des choses sur votre compte. Pas à dire, vous saviez y faire…

DANTHÈS
( très bas:)
Bürgel.

LE FOU NOIR
Ja, Hel­muth Bürgel. ( un temps )
Mais nous par­lerons de Bürgel et sa très intéres­sante con­fes­sion, une autre fois. Voyez-vous, Dan­thès,
(puis se rav­isant, sur le mode ironique:)
mon­seigneur, vous êtes un homme com­pliqué … Vous avez tant de vies … tant de vies gui se chevauchent, et comme je suis plutôt curieux de nature, j’ai trou­vé le moyen, un moyen sûr, de me refaire …
( dom­i­nant le brouha­ha : le rire hys­térique d’Eri­ka )
Une fille splen­dide, hein ? C’est le por­trait de Ma tout craché, la Ma des vertes années …
( riant )

DANTHÈS
Fix­ez votre chiffre et lais­sez-moi tran­quille …
( il sem­ble cloué sur place )

LE FOU NOIR
Je venais vous pro­pos­er quelques doc­u­ments que je suis prêt à vous céder pour une cer­taine somme.

DANTHÈS
Non… pas besoin de les voir. Je veux les négat­ifs. Fix­ez la somme. Vite.

LE FOU NOIR
Si je le fai­sais tout seul, vous auriez l’im­pres­sion que je sures­time la marchan­dise. Sa valeur ne peut dépen­dre que du prix que vous attachez à la Jeune per­son­ne.

DANTHÈS
( d’une voix automa­tique 🙂
Quelle per­son­ne ?

LE FOU NOIR
Qui rit si effron­té­ment là-bas …

DANTHÈS
Nitrati !

LE FOU NOIR
( tout en ten­dant à Dan­thès une liasse de pho­tos 🙂
Je sais à quel point tout ce qui con­cerne l’Eu­rope vous touche et vous préoc­cupe … Ce serait dom­mage qu’un homme tel que vous puisse être jeté en pâture au pub­lic, vic­time de ragots, calom­nié pour son passé de… vic­time de la bar­barie fas­ciste … Allons, triez-les … Un Européen de la plus belle eau sus­pec­té de … Par­don­nez-moi la mau­vaise qual­ité du tirage, mais c’est du tra­vail d’a­ma­teur.
( mais encore une fois dom­i­nant le brouha­ha de la fête, s’élève une voix de femme d’une pureté extrême:)
«Sag’ist es Liebe, was hier so bren­nt ?», etc.
( et Nitrati de pour­suiv­re après un court arrêt:)
Irréfutable, pas vrai ? ( un temps)
C’est bien la fille de Ma qui rit là-bas, hein … ( un temps) ( un doigt pointé sur une pho­to:)
L’im­age est suff­isam­ment nette, c’est bien elle sur la pho­to… à qua­tre pattes, les jupes retroussées, la bouche pleine. ( un temps )
( très bas, en con­fi­dence:)
Les deux hommes … on dirait des brutes nazies. Même gueule que les anciens… ( un temps )
Elle fait ça comme sa mère…
( une pause )
A présent nous pou­vons fix­er la somme. Mais à vous de jouer le pre­mier. Com­bi­en pour les négat­ifs ?

DANTHÈS
( d’une voix égarée 🙂
Eri­ka …

LE FOU NOIR
Elle rigole… Dans votre monde on adore s’a­muser sur la musique de Mozart.
( Dan­thès lance les pho­tos à la fig­ure de Nitrati)
Evidem­ment. C’est tou­jours la pre­mière réac­tion.

DANTHÈS
Eri­ka !
( d’un mou­ve­ment inat­ten­du, il tire son épée du four­reau )

LE FOU NOIR
Ramasse les pho­tos, imbé­cile !

DANTHÈS
Je vais te tuer, salaud.

LE Fou NOIR
Comme ça… un homme désar­mé … mon­seigneur n’y pense pas …

DANTHÈS
Je vais te tuer, Nitrati … te tuer !

LE FOU NOIR
(prenant peur, à la can­ton­ade:)
Eh ! holà ! à l’aide ! mon­sieur l’am­bas­sadeur est devenu fou …
( il fait un pas en arrière, fouille dans son pour­point et bran­dit tout à coup un poignard:)
Ramasse les pho­tos, prince des couil­lons, et signe-moi un chèque, hein !
( rec­u­lant tou­jours 🙂
Ils vont venir … et la petite, qui rigole aus­si bien que la vieille, hein?, ver­ra de ses yeux …

DANTHÈS
Nitrati !
( il bon­dit sur son adver­saire l’épée haute)
( le Fou noir esquive d’un saut de côté, tout en écla­tant de rire 🙂

LE FOU NOIR
Raté, si tu con­tin­ues, j’ap­pelle la com­pag­nie…
( nou­veau coup porté par Dan­thès — accom­pa­g­né d’un cri sourd )
Yah ! raté …

( Dan­thès récidive)
Yah ! raté…
Partout, tu t’es payé du bon temps …
( Dan­thès récidive)
Yah ! raté…
( les deux hommes sont entourés par les fig­urines, on entend le chant de Mozart et la musique plus forte)
( les fig­urines applaud­is­sent à tout rompre, cris de joie )

Un chèque pour les films … et c’est fini. Parole.

DANTHÈS
(frap­pant avec un cri sourd:)
Cochon !

LE FOU NOIR
( nou­veau saut de côté:)
Yah ! holà… atten­tion, mon cocu…
( Dan­thès récidive)
( nou­veau saut de côté:)

Une épée ! Merde …
Cours ramass­er les pho­tos, imbé­cile … ( Dan­thès avance sur lui à pas comp­tés) Alors il est passé ton coup de sang… ( Nitrati rit avec con­trainte 🙂
Fais-moi le ce chèque et on n’en par­le plus.

DANTHÈS
Tu vas mourir.

LE FOU NOIR
( il com­mence à s’af­fol­er, car autour de lui il ne ren­con­tre que gai­eté, exci­ta­tion, encour­age­ments… )
A l’aide ! une épée ! une… Idiots ! vous ne voyez pas qu’il est devenu fou… que c’est pour de vrai !
C’est pour de vrai !
( il recule tou­jours pour échap­per à Dan­thès 🙂
Pau­vre naïf… mais, mais … com­ment tu as fait, à Dachau … Hyp­ocrite … comme si tu ne savais pas que la fille était pareille à sa mère … deux putains… des cour­tis …
( ban­dant ses forces il a lancé son poignard sur Dan­thès, qui ne fait rien pour l’éviter mais l’arme ne l’at­teint pas)
( les fig­urines applaud­is­sent à tout rompre)
( Dan­thès est main­tenant tout près de Nitrati… )

Non… noooonnn !
( Dan­thès le perce de son épée, Nitrati tombe en pous­sant un cri ter­ri­ble) ( des applaud­is­sè­ments, mais quelques fig­urines se pré­cip­i­tent)
( excla­ma­tions de frayeur de cer­taines fig­urines penchées sur le corps de Nitrati, tan­dis que d’autres com­pli­mentent Dan­thès pour ce coup mag­nifique, ce jeu si exci­tant qu’il a imag­iné : être anglais, français, ital­ien, alle­mand)
( le chant a cessé entre-temps)
( les Rois noir et blanc ont fait leur réap­pari­tion — hilares, bom­bant le torse, se don­nant des bour­rades, ils s’ap­prochent de Nitrati éten­du sur le sol).

Scène 16
( Mal­wina, Eri­ka, le baron, Dan­thès et les fig­urines)
A la tombée du jour. Mal­wina est assise dans son fau­teuil d’in­firme au milieu de l’e­space vert. Encore des gril­lons. Eri­ka en robe blanche est couchée sur son transat­lan­tique. Le baron se tient der­rière le fau­teuil de Mal­wina.
Dan­thès arpente le salon XVI­I­Ie siè­cle tout près de la sur­face de jeu. Piétine­ments des fig­urines, leur res­pi­ra­tion oppressée, un extrait de la
«Flûte enchan­tée » de Mozart.

ERIKA
Ma, tu devrais ren­tr­er. Tu fris­sonnes …
( un silence )
Ma…

MALWINA
Donne-moi mon châle.
( Eri­ka se lève, cherche un moment le châle, le trou­ve sur l’ac­coudoir du fau­teuil de Mal­wina, le déploie et en cou­vre les épaules de sa mère)
Je ne sais pas ce que j’ai, aujour­d’hui, mais je me sens un peu triste. Il est cer­tain qu’après ton mariage, nous ne pour­rons plus vivre comme aupar­a­vant. Tu auras à tenir ton rôle d’am­bas­sadrice… ( une pause)
Eri­ka … Tu ne dis rien ? ( un temps)
What hap­pens with her ?

LE BARON
Ask your­self, my dear.

MALWINA
Alors ça a marché comme sur des roulettes ? (à Eri­ka)
Mais est-ce vrai qu’il se laisse manip­uler en tout petit garçon ?

ERIKA
( d’une voix lasse:)
Je te l’ai dit : il s’imag­ine réelle­ment que tu ne sais rien, que pour toi nous venons de nous ren­con­tr­er pour la pre­mière fois, que tu ignores tout de nos rap­ports, de notre ten­dre ami­tié …

MALWINA
Was meinst du, Put.zi ?
(puis sans tran­si­tion 🙂
C’est un homme telle­ment imbu de lui-même qu’il ne lui vient pas à l’e­sprit une sec­onde qu’il puisse être dupé.
( le baron observe Dan­thès qui arpente tou­jours le salon XVI­I­Ie siè­cle et qui longe la lim­ite de la sur­face de jeu)
Est-ce qu’il a demandé le divorce ?

LE BARON
( il quitte l’e­space vert, et en même temps 🙂
d4 x cS, mange.
( même jeu que précédem­ment)
( les fig­urines piéti­nent, se dandi­nent sur la musique de Mozart très assour­die)

ERIKA
Je sais qu’il y pense.
( Dan­thès se pré­cip­ite dans la sur­face de jeu, heurte 011 per­cute des fig­urines, dont les piétine­ments s’accélèrent)

DANTHÈS
66 x cS, mange. ( même jeu que précédem­ment)

MALWINA
( dans le même temps:)
Je pense qu’il divorcera et qu’il nous épousera … Nous serons ambas­sadrices … Il a cinquante ans, cela nous donne treize ans de car­rière, et si l’on compte trois ans par poste diplo­ma­tique, cela nous fait qua­tre postes.
C’est dans la poche, tu vois bien, Putzi, que j’avais rai­son d’y croire.

LE BARON
( tou­jours dans la sur­face de jeu mais de la même voix que s’il se trou­vait der­rière le fau­teuil de Mal­wina 🙂
Ja, nur schade dass dieser Men­sch sich nie beeilt ! o‑o, roque ! ( même jeu que précédem­ment)
( Mal­wina com­mence à rire mais s’é­tran­gle, et sa res­pi­ra­tion en devient oppressée)
Ach, wieder die Schmerzen …

MALWINA
( en se com­p­ri­mant la poitrine:)
Putzi a rai­son, il faut qu’il se décide vite. Je ne suis plus jeune. Mais ne lui accorde rien, ma fille. Un bais­er, c’est tout. Rap­pelle-toi que les hommes qui sont obsédés par une femme n’ont qu’un moyen sûr de s’en débar­rass­er : c’est de couch­er avec elle. C’est la fin de l’imag­i­na­tion.

DANTHÈS
Ta8-a7. ( même jeu que précédem­ment)

LE BARON
Manœu­vre anar­chique tout à fait irréfléchie. C’est la même faute com­mise par Geller con­tre Fur­man.
(puis à Mal­wina comme s’il se tenait tovjours der­rière son fau­teuil:)
Demande-lui ce qu’il en est exacte­ment.

ERIKA
Qu’en­tend-il par là, cet idiot ?

MALWINA
(glaciale:)
Il a essayé ?

ERIKA
Tu es jalouse, n’est-ce pas Ma ? Si je te dis­ais que je me mets à l’aimer, tu serais hor­ri­ble­ment mal­heureuse ?

MALWINA
Ne dis donc pas de bêtis­es.

LE BARON
Fb5-é2. ( même jeu que précédem­ment)

MALWINA
( dans le même temps 🙂
She is flush­ing, Putzi !

ERIKA
Oh, ne crains rien. Je te taquine, c’est tout.

LE BARON
( à Mal­wina comme s’il se tenait der­rière son fau­teuil:)
On approche le sym­bole très général du cloaque, chère amie.

DANTHÈS
(gag­né par les piétine­ments et le dandine­ment des fig­urines:)
Cb8‑d 7. ( même jeu que précédem­ment … mais plus rapi­de)

MALWINA
( en yid­disch 🙂
‘S windert mirh mei­dele …

ERIKA
(idem)
Bitte, Ma, die ver­regst mirh mit azelche wert­er !

MALWINA
Tourne ton vis­age vers moi. Tu ne me présentes que ton pro­fil.

LE BARON
Cf3-d4 ! ( même jeu que précédem­ment mais plus rapi­de) ( à Mal­wina comme s’il se tenait der­rière son fau­teuil:) Gardez-vous de la brusquer, ma chère.

ERIKA
( elle ôte les lunettes noires qu’elle por­tait depuis le début de la scène)
Schweig, Putzi ! Warum kannst du nicht ein Mal still sein !

DANTHÈS
Dé7-f8.

( trébuchant, la res­pi­ra­tion oppressée, on perçoit soudain le cli­mat sonore de l’au­toroute : la chan­son de marche « Eri­ka” et le vrom­bisse­ment de moteurs de voitures)

MALWINA
J’e­spère tout de même que tu n’as pas couché avec lui ?

LE BARON
( comme s’il se tenait der­rière le fau­teuil de Mal­wina 🙂
Ach ! Quatsch… zu schnell und zu schwierig !

DANTHÈS
( la voix rauque,· chevauchant les deux dernières répliques le rire cristallin mais sans doute for­cé d’Eri­ka)
Eri­ka …

MALWINA
( riant à son tour et en pa,fait accord avec sa fille, de telle manière que les deux rires se con­fondent, et ce pen­dant quelques sec­on­des)
Tu me ras­suœs. Tu me ras­sures beau­coup.
( mais tan­dis que le rire d’Eri­ka se sou­tient sans défail­lance, celui de Mal­wina se brise — elle respire avec peine:)
Je suis sans préjugés, mais il existe tout de même cer­taines choses …

LE BARON
( en même temps:)
Cd4 x é6, mange. ( même jeu que précédem­ment)
(puis à Mal­wina comme s’il se tenait der­rière son fau­teuil:)

Mal posé et agres­sif en plus. Tu t’ex­primes comme si nous étions encore dans ton château-bor­del du Sem­mer­ing, ma chère.

MALWINA
Halt’s Mau!!

DANTHÈS
f7 x é6, mange. ( même jeu que précédem­ment)
( il respire avec dif­fi­culté, affole­ment des fig­urines)
( on entend dis­tincte­ment la chan­son de marche « Eri­ka », qui de l’au­toroute gagne la sur­face de jeu — la musique de Mozart de plus en plus assour­die)

ERIKA
(fausse­ment enjouée 🙂
Oh, mir wird’s ganz komisch, Ma…

MALWINA
Tu as la voix qui sonne faux.

ERIKA
( à la tor­ture:)
Lass mich, du machst mich wahnsin­nig !

MALWINA
( en yid­disch 🙂
Die redst wie a klein mei­dele … Oï vaï mirh, Putzi… Zie spielt liebe mit dem goï…

ERIKA
Tais-toi, Ma !

MALWINA
What did you say ?

LE BARON
( comme s’il se tenait der­rière le fau­teuil de Mal­wina 🙂
J’é­tais sûr que tu risquais gros avec un homme dont la com­plex­ion est aus­si anar­chique.
é3-é4 ! ( même jeu que précédem­ment)

ERIKA
Tu es jalouse.

DANTHÈS
d5-d4. ( même jeu … mais il glisse, tombe… )
Eri­ka … Erik …
( sa voix est étoe­fée par les piétine­ments, la res­pi­ra­tion oppressée des fig­urines qui l’en­tourent, la chan­son de marche « Eri­ka »)

MALWINA
Putzi, ma fille se com,porte comme une sauvage !
(puis très vite à Eri­ka:)
Je crois que le moment est venu de te le dire. C’est plus pru­dent.

ERIKA
Tu es jalouse. Jalouse d’un homme que tu inventes depuis vingt-cinq ans. Jalouse d’un homme que tu n’as pas su aimer.

MALWINA
J’au­rais dû me méfi­er davan­tage de tes emballe­ments, ma petite.

LE BARON
( en même temps 🙂
Cette faute épou­vantable est le coup per­dant.
( la con­fu­sion la plus totale s’est instal­lée dans la sur­face de jeu, Dan­thès tente de se dépêtr­er des pieds et des jambes des fig­urines qui l’en­tourent, il respire bruyam­ment, il tente de par­venir jusqu’au baron mais échoue et dis­paraît sous un amas de fig­urines — res­pi­ra­tion oppressée, cris, gémisse­ments, etc.)

ERIKA
Il n’est plus le même homme que tu as con­nu.

MALWINA
Je tiens donc à met­tre les points sur les i afin d’éviter des drames.

ERIKA
C’é­tait un autre Dan­thès que tu aimais …

MALWINA
J’é­tais enceinte, ma fille, de ton rescapé de Dachau au moment de l’ac­ci­dent. Mais tu le sais comme moi que Dan­thès étant ce qu’il est, il aurait pu fort bien s’ac­com­mod­er de mon désas­tre, de mon infir­mité … Mais lorsqu’il apprit que l’ac­ci­dent avait coûté la vie à l’en­fant que je por­tais …
( elle part de son rire rauque, pro­fond, rapi­de­ment essouf­flé )

ERIKA
Sale menteuse !

LE BARON
( revenu à sa place habituelle, der­rière le fau­teuil de Mahv­ina 🙂
Votre mère ne vous ment qu’à moitié, ma chère.

MALWINA
Ganz recht. ( un temps )
Et je n’ai aucun regret d’avoir men­ti. Car tout est mal­heur dans l’ex­is­tence.

ERIKA
Lügner­in … tu n’es qu’une sale menteuse !

LE BARON
Ne criez pas ain­si.

MALWINA
Thank you. ( un temps)
L’en­fant que je por­tais a survécu à l’ac­ci­dent. Eh oui, ma fille, j’e­spère ne pas trop te décevoir, mais Dan­thès est ton père… Dan­thès est ton père.
( Eri­ka étouffe un cri, puis com­mence à rire douce­ment, mais ce n’est plus son rire cristallin, mais le rire rauque, rapi­de­ment essouf­flé de sa mère)
( Mal­wina sur­prise par cette réac­tion, elle la croit de con­nivence et com­mence à rire à son tour)
( au baron:)

She is love­ly, isn’t she ?

LE BARON
( avec une pointe d’in­quié­tude 🙂
Yes… beau­ti­ful, but …
( Eri­ka a remis ses lunettes noires, elle con­tourne le fau­teuil de Mahv­ina, bous­cule le baron qui tente de lui bar­rer le pas­sage:)
C’est tout à fait inutile, Eri­ka …
( Eri­ka dis­paraît dans l’a­mas des fig­urines amon­celeés dans la sur­face de jeu)

MALWINA
Mais quelle mouche pique donc ma fille ?
( un silence)

LE BARON
Das ist alles Quatsch, Liebling.

MALWINA
( elle fre­donne à son tour la chan­son de marche « Eri­ka »)
Il y avait, là d’où je viens, une chan­son où il était ques­tion de chats châtrés qui se met­tent à don­ner des con­seils d’amour.

LE BARON
(fre­donnant à son tour 🙂
«Wie ! wie ! zenen meine kinder­lech, wie ! wie ! zenen meine… »

MALWINA
Non, pas la chan­son de la juive de Ros­tock.
( riant de son rire rauque, rapi­de­ment essouf­flé, elle recom­mence à fre­donner, puis à chanter « Eri­ka » 🙂
«Auf der Hei­de blüht ein kleines Blümelein, und das heisst Eri­ka »
«Heiss von hun­dert­tausend kleinen Bienelein wird umschwarmt Eri­ka » … ( en même temps la chan­son « Eri­ka » s’in­stalle pro­gres­sive­ment dans tout l’e­space scénique, le chœur des sol­dats en marche et les cuiv­res accom­pa­g­nant en quelque sorte Mal­wina).

La Hulpe, sep­tem­bre 1972.
Paris, jan­vi­er 1976.

A

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31 Mar 1988 — En 1981, à quelques jours des présidentielles françaises, René Kalisky disparaissait, emporté par un cancer foudroyant. Sept ans plus tard,…

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#29-30
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