La nouvelle génération d’auteurs allemands

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La nouvelle génération d’auteurs allemands

Le 27 Juil 1999
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EN ALLEMAGNE, si la jeune généra­tion d’au­teurs dra­ma­tiques — celle qui s’est mise à écrire des pièces après la chute du mur, en 1989 — est aus­si diver­si­fiée que l’écri­t­ure théâ­trale elle-même, elle partage néan­moins avec l’ensem­ble des jeunes gens des sociétés occi­den­tales mod­ernes une méfi­ance absolue envers les idéolo­gies. En cette fin des années 90, les pièces à mes­sages poli­tiques ont fait leur temps. Pourquoi ? D’abord, parce qu’on ne croit plus guère que les artistes puis­sent chang­er la société : si des auteurs tels que Franz-Xaver Kroetz, Rain­er Wern­er Fass­binder Botho Strauss ou, à l’est, Hein­er Müller ou Christoph Hein pou­vaient pren­dre à bras le corps les prob­lèmes de leur époque, c’est parce que le décalage entre leur aspi­ra­tion à la lib­erté et l’hypocrisie du monde dans lequel ils vivaient était fla­grant. À l’ouest, dans les années 70, on avait à régler ses comptes avec la généra­tion précé­dente, celle qui, pen­dant le nazisme, avait fait sem­blant de ne rien savoir et qui, à l’heure de la recon­struc­tion, vivait comme si rien ne s’é­tait passé, avalant routes les couleu­vres d’une améri­can­i­sa­tion à out­rance tout en per­pé­tu­ant les sché­mas d’une société extrême­ment con­ser­va­trice. À l’est, on avait à ruser pour déjouer les pièges de la cen­sure inspirée par une pen­sée unique, celle du par­ti dit com­mu­niste. Dans les deux cas, l’ad­ver­saire était incar­né, et le matéri­au des pièces s’im­po­sait de lui-même. Vingt ans plus tard, comme le fait juste­ment remar­quer Frank Cas­torf, le directeur de la Volks­bühne de Berlin, l’im­mense majorité des jeunes a rem­placé Marx et la bande à Baad­er par la love parade et les Ecstasies : le ter­ror­isme de la R.A.F. (Rote Armee Frac­tion) et dix-sept ans de pou­voir de Hel­mut Kohl étaient passés par là. la généra­tion des auteurs d’après 1989 est fille d’une autre pen­sée unique autrement plus dif­fi­cile à cern­er, et donc à com­bat­tre : celle du libéral­isme tri­om­phant, de la société du spec­ta­cle à l’échelle plané­taire, de la vir­tu­al­i­sa­tion du monde. Et si cer­tains vieux routiers comme Peter Zadek lui reprochent son manque d’en­gage­ment poli­tique (qui serait une des raisons de la faib­lesse des écri­t­ures con­tem­po­raines), elle réplique que le monde dont elle a hérité est imprégné des échecs de la généra­tion précé­dente, dont les com­pro­mis­sions avec le sys­tème ont débouché sur une ges­tion de la planète où tout, y com­pris la créa­tion artis­tique, y com­pris l’écri­t­ure, est régi par des impérat­ifs économiques. Mieux, la généra­tion des années 70 occupe aujour­d’hui des postes clé au sein d’in­sti­tu­tions que vingt ans aupar­a­vant, elle voulait abat­tre, ou au sein de struc­tures qu’elle a elle-même créées (la Schaubühne de Berlin est un exem­ple par­mi d’autres), et n’y laisse entr­er ses enfants qu’au compte-gouttes. Est-ce par manque de con­fi­ance en leur tal­ent ? Est-ce l’éter­nel recom­mence­ment du con­flit des généra­tions ? Pas seule­ment : c’est, beau­coup plus prosaïque­ment, la peur du risque, le souci de rem­plir les théâtres, de plaire au pub­lic et aux struc­tures qui finan­cent, Lan­der ou villes.

Dans ce tableau un peu som­bre, il existe heureuse­ment des excep­tions. Frank Cas­torf monte cette année TERRORDROM une pièce de Tim Staffel, un auteur de trente-trois ans, à la pres­tigieuse Volks­bühne. Dea Loher, née en 1964, lau­réate en 1998 du fes­ti­val de Mül­heim récom­pen­sant la meilleure pièce con­tem­po­raine de langue alle­mande, tra­vaille depuis cinq ans avec le Schaus­piel­haus de Hanovre, où ses pièces sont mis­es en scène par Andreas Kriegen­burg, étoile mon­tante de la mise en scène out­re-Rhin. la dernière pièce de Daniel Call ( né en 1967), IM ElNVERNEHMEN( EN ACCORD), a été mon­tée qua­torze fois au cours de la sai­son dernière. Mais le plus sou­vent, les jeunes auteurs sont relégués dans de petits théâtres, ou des struc­tures alter­na­tives, quand on ne les con­sole pas en organ­isant de sim­ples cycles de lec­tures de leurs pièces. Cer­tains d’en­tre eux voient ain­si leurs pièces lues jusqu’à vingt fois, sans la moin­dre per­spec­tive de mise en scène. On pour­ra répli­quer que les auteurs dra­ma­tiques ont ren­con­tré ce prob­lème à toutes les épo­ques. Certes, mais cer­taines épo­ques leur per­me­t­taient, au bout de cinq ou dix ans, de rejoin­dre les grandes scènes (qu’on songe aux mêmes Strauss, Kroetz ou Fass­binder). Aujour­d’hui, cer­tains jeunes auteurs incon­nus vieil­lis­sent en restant peu con­nus.

Ces dif­fi­cultés expliquent aus­si que les pièces des jeunes auteurs dépassent rarement sept à huit per­son­nages, quand elles ne sont pas des huis-clos à deux, trois ou max­i­mum quarre ; les auteurs sont sou­vent poussés par leurs édi­teurs (gui, en Alle­magne, jouent aus­si le rôle de con­seillers lit­téraires et d’a­gents) à créer ces formes légères, plus sus­cep­ti­bles d’être mon­tées à moin­dre frais dans les théâtres.

Ces dif­fi­cultés expliquent aus­si que les pièces des jeunes auteurs dépassent rarement sept à huit per­son­nages, quand elles ne sont pas des huis-clos à deux, trois ou max­i­mum qua­tre ; les auteurs sont sou­vent poussés par leurs édi­teurs (qui, en Alle­magne, jouent aus­si le rôle de con­seillers lit­téraires et d’a­gents) à créer ces formes légères, plus sus­cep­ti­bles d’être mon­tées à moin­dre frais dans les théâtres.

Mais quit­tons la prob­lé­ma­tique des moyens pour nous con­cen­tr­er sur celle de l’écri­t­ure. On peut dire qu’elle est tra­ver­sée par un même souci : celui de la langue. Elle est très sou­vent au cen­tre des préoc­cu­pa­tions de la nou­velle généra­tion, très atten­tive au lien qui unit la forme au fond, et devient même par­fois — comme on a pu le dire au sujet de l’Autrichien Wern­er Schwab —, un « per­son­nage » prin­ci­pal dans une pièce. Anna Lang­hoff, avec FRIEDEN FRIEDEN (SALETÉ DE PAIX) ou ANTIGONEBERICHT (RAPPORT-ANTIGONE) est dans ce cas de fig­ure, mais aus­si Thomas Jonigk avec DU SOLLST MIR ENKEL SCHENKEN (UNE DESCENDANCE TU ME DONNERAS) ou ROTTWEILER, Dea Loher avec TÂTOWIERUNG (TATOUAGE), ADAM GEIST ou BLAUBART (BARBE BLEUE), HOFFNUNG DER FRAUEN (L’ESPOIR DES FEMMES), Albert Oster­maier avec ZWISCHEN ZWEI FEUER : TOLLERTOPOGRAPHIE (ENTRE DEUX FEUX : TOPOGRAPHIE DE TOLLER), Roland Schim­melpfen­nig avec VOR LANGER ZEIT IM MAI (IL Y À LONGTEMPS C’ÉTAIT EN MAI), Jens Roselt avec DESPERADOS, enfin Katha­ri­na Ger­icke avec MAIENSCHLAGER ou Oliv­er Bukows­ki avec NiCHTS SCHÔNERES (RIEN DE PLUS BEAU) ou LONDON ‑L.Ä — LUBBENAU.

Ce souci recoupe les gen­res aux­quels ces auteurs s’ar­raque­nt, en fonc­tion de leur sen­si­bil­ité. Comédies féro­ces, dans la foulée de celles de Schwab, cam­pant des per­son­nages mon­strueux, grotesques ou dérisoires enfer­més dans des huis-clos famil­i­aux étouf­fants (mères cas­tra­tri­ces et enfants dégénérés sur fond de fas­cisme ordi­naire et de mas­tur­ba­tion chez Thomas Jonigk et Wil­fried Hap­pel, par exem­ple); psy­chodrames sur fond d’ex­clu­sion — comme dans FRIEDEN FRIEDEN d’An­na Lang­hoff, LEDERFRESSE (Gueule de cuir) de Hel­mut Krauss­er ou FEUERGESICHT (LE VISAGE DE FEU) de Mar­ius von Mayen­burg — ou sur fond de vie mod­erne où le suc­cès passe par la con­cur­rence et l’ar­gent : DIE TOURISTEN (LES TOURISTES) d’El­friede Müller, DIE BELEIDIGTEN (Les offen­sés) d’Ul­rich Hub ou encore IM EINVERNEHMEN de Daniel Call ; drames soci­aux sur fond de racisme et d’in­colérance : HUNGRIGE HERZEN (Cœurs affamés) de Michael Wilden­hain, de rap­port fan­tas­mé à l’é­tranger : DIE ÄGYPTER (LES ÉGYPTIENS) de Simone Schnei­der, de perte des valeurs : ADAM GEIST de Dea Loher ; comédies ou drames sur les ratés de la réu­ni­fi­ca­tion : SUGAR DOLLIES de Klaus Chat­ten, MALARIA de Simone Schnei­der, DA SIND SIE SCHON GEWESEN, DIE BESSEREN TAGE (ILS SONT DERRIÈRE NOUS LES BEAUX JOURS) de Andreas Mar­ber ou DIE RECHNUNG (L’ADDITION) de Thomas Oberen­der.

Ces écri­t­ures, routes très sub­jec­tives, s’in­scrivent dans la préoc­cu­pa­tion du rap­port au réel, à la vérité des choses, et rentent de décor­ti­quer, avec plus ou moins de bon­heur, les don­nées d’un monde spec­tac­u­lar­isé, où le vrai est de plus en plus dif­fi­cile à dis­tinguer du faux. C’est sou­vent à tra­vers le prisme du rap­port à l’autre, dans des suc­ces­sions de scènes à deux per­son­nages priv­ilé­giant la forme « clas­sique » du dia­logue, que cette vérité est explorée. Les com­posantes de ce rap­port sont traquées tant au niveau de l’échange social que de l’échange intime, et de nou­veaux codes de l’in­com­mu­ni­ca­bil­ité, ou d’une nou­velle com­mu­ni­ca­tion réelle pos­si­ble, sont décrits ; l’on voit ain­si des pièces abor­der de front les prob­lèmes liés aux gen­res, mas­culin ou féminin, au sexe devenu valeur d’échange y com­pris dans l’é­conomie privée d’un cou­ple, de la pos­si­bil­ité du sen­ti­ment amoureux dans un monde où domine la rota­tion du désir.

Comme à toutes les épo­ques, les jeunes auteurs alle­mands puisent leurs sujets dans le monde dans lequel il vivent ; en Alle­magne comme dans toutes les sociétés occi­den­tales, l’heure est à l’af­fir­ma­tion du cap­i­tal­isme Comme mod­èle sans alter­na­tive pos­si­ble. Out­re que chaque auteur inter­roge à sa manière le fos­sé qui sépare ce bour­rage de crâne de la réal­ité, l’his­toire récente de son pays offre un exem­ple incon­tourn­able du leurre sur lequel repose ce mod­èle unique : rien, ou presque, de ce que la chute du mur devait apporter, en matière de réu­ni­fi­ca­tion économique mais surtout cul­turelle, ne fonc­tionne : c’est logique, quand on sait que cette réu­ni­fi­ca­tion repose en réal­ité sur la néga­tion pure et sim­ple de ce qui s’est fair, y com­pris en matière cul­turelle, en RDA pen­dant quar­ante ans. L’écri­t­ure con­tem­po­raine est aus­si pétrie de cette con­tra­dic­tion-là, et de la las­si­tude qui en découle. Le pub­lic alle­mand est sou­vent fatigué de l’ex­po­si­tion de ces thèmes, et peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles les comédies satiriques, sou­vent d’in­spi­ra­tion famil­iale, con­nais­sent un tel suc­cès : elles font indé­ni­able­ment rire, et les tra­vers qu’elles exposent per­me­t­tent de réfléchir à une matière sur laque­lle on pense pou­voir mieux tra­vailler : soi-même.

À l’é­tranger, ces jeunes auteurs souf­frent encore de la répu­ta­tion écras­ante de leurs ainés, de Hein­er Müller à Bocho Strauss, et, comme sou­vent, les nou­velles sen­si­bil­ités, les nou­velles écri­t­ures, les nou­velles façons d’abor­der la réal­ité met­tent du temps à franchir les fron­tières. En France, en dehors du tra­vail des tra­duc­teurs (de nom­breuses pièces de jeunes auteurs sont traduites en français) et de quelques pio­nniers comme Stanis­las Nordey à Saint-Denis, Olivi­er Bal­agna à Lille, Michel Batail­lon au TNP de Villeur­banne, Lucien Attoun, Éléono­ra Rossi ou Gilles Dao à Paris, les auteurs de la généra­tion d’après 1989 en Alle­magne restent encore des incon­nus.

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Laurent Mülheisen
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