Entre regard criminel et souvenir disparu : la pièce GENET A TANGERI mise en scène par Magazzini Criminali

Théâtre
Réflexion

Entre regard criminel et souvenir disparu : la pièce GENET A TANGERI mise en scène par Magazzini Criminali

Le 17 Avr 2013
D’ailleurs, comme l’indiquent les documents de la compagnie à ce sujet, c’était l’effet qu’on avait voulu obtenir en invitant un public restreint. Le résultat final a été néanmoins contraire à celui escompté.

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D’ailleurs, comme l’indiquent les documents de la compagnie à ce sujet, c’était l’effet qu’on avait voulu obtenir en invitant un public restreint. Le résultat final a été néanmoins contraire à celui escompté.
Article publié pour le numéro
116

IL Y A EU dans le passé des moments où de « mau­vais spec­ta­teurs » ont vrai­ment changé l’évolution du théâtre. L’un des cas les plus sai­sis­sants où le rejet a été aus­si puis­sant s’est pro­duit en 1985, en Ital­ie, lorsque la com­pag­nie Mag­a­zz­i­ni Crim­i­nalia mon­té la pièce GENET A TANGERI dans un abat­toir pen­dant le Fes­ti­val de Santar­can­ge­lo di Romagna.

Cette pièce était la pre­mière de la trilo­gie PERDITA DI MEMORIA, qui com­prend aus­si RITRATTO DELL’ATTORE DA GIOVANE (1985) et VITA IMMAGINARIA DI PAOLO UCCELLO (1985). Sa dra­maturgie se situ­ait dans la lignée de l’idée d’un « théâtre poé­tique », tel qu’envisagé par le directeur de la com­pag­nie, Fed­eri­co Tiezzi, dès le début des années 80. C’était un théâtre fondé sur « l’équivalent visuel […] du rythme, de la con­struc­tion et de la “géométrie” de la poésie » (Man­go Loren­zo), où tous les élé­ments étaient jux­ta­posés, les cita­tions artis­tiques et le monde réel inter­féraient, et la nar­ra­tion n’était jamais linéaire, mais plutôt évo­ca­trice.

Le texte de GENET A TANGERI s’inspirait des pra­tiques d’écriture et des cita­tions de Genet, util­isées pour faire revivre l’auteur, tan­dis que les autres per­son­nages prove­naient du monde et des mythes du met­teur en scène et des acteurs. Par­mi ces per­son­nages, il y avait Rain­er Wern­er Fass­binder, William Bur­roughs et Antonin Artaud, qui appa­rais­saient comme des dou­bles de Genet. Dans la pièce, ils se ren­con­traient tous à Tanger, une ville qui, dans le spec­ta­cle, finis­sait par sym­bol­is­er l’endroit de la mort, dont Genet par­lait dans ses textes. La per­cep­tion de la mort était donc celle qui per­me­t­tait de saisir le sens con­tem­po­rain de la tragédie dans la vision de la com­pag­nie, un sens que les artistes s’étaient appliqués à décel­er et à explor­er dans sa dimen­sion quo­ti­di­enne.

La pre­mière du spec­ta­cle avait déjà eu lieu au Teatro di Scan­dic­ci, à Flo­rence, et avait sus­cité une réac­tion mit­igée. Les polémiques n’éclatèrent pour­tant qu’à l’été 1985. Dans la ver­sion abrégée de GENET A TANGERI de Mag­a­zz­i­ni Crim­i­nali, présen­tée au Fes­ti­val de Santar­can­ge­lo, un cheval avait été abat­tu par les bouch­ers qui tra­vail­laient dans l’abattoir où la pièce était mon­tée. Après les pre­miers comptes ren­dus, tous les jour­naux ont pris posi­tion : la nou­velle a pris de l’ampleur et un incroy­able scan­dale a éclaté. Les politi­ciens se sont eux aus­si impliqués dans le débat général, la con­séquence étant que la com­pag­nie a per­du et sa salle et ses finance­ments publics. Elle a égale­ment changé son nom de Mag­a­zz­i­ni Crim­i­nalien Mag­a­zz­i­ni afin d’éviter l’association immé­di­ate avec la crim­i­nal­ité.

Cet abattage poli­tique et médi­a­tique est désor­mais un fait his­torique qui a été immé­di­ate­ment repris, notam­ment par l’historien Fer­di­nand Taviani. L’automne suiv­ant, ce dernier analy­sait déjà la polémique qui s’était déclenchée en Ital­ie juste après l’événement. Son essai pas­sion­né et pro­fond, les avis exprimés dans la presse écrite, le texte mis en scène par la com­pag­nie ain­si que ses let­tres con­cer­nant GENET A TANGERI sont les prin­ci­pales sources qui per­me­t­tent de recon­stituer ce qui s’était passé en cet été de 1985 : un événe­ment mal­heureux que la plu­part des gens auraient voulu met­tre entre par­en­thès­es et oubli­er le plus vite pos­si­ble. Mais ce sou­venir flou va de pair avec le sen­ti­ment d’une incom­préhen­sion pro­fonde de la prob­lé­ma­tique et de l’interaction séman­tique implicite par le pub­lic. La com­plex­ité que l’événement aurait dû met­tre en avant a été occultée une pre­mière fois quand le cheval est mort et, une sec­onde fois, au moment où la polémique a éclaté.

La mort comme sim­u­lacre et mys­tère quo­ti­di­en

Dans son auto­bi­ogra­phie, GLI ANNI FELICI, San­dro Lom­bar­di, cofon­da­teur avec Fed­eri­co Tiezzi et Mar­i­on D’Amburgo de Mag­a­zz­i­niCrim­i­nali(qui s’appelait au début IlCar­roz­zone), établit un lien entre ses attentes par rap­port à la réac­tion au spec­ta­cle et son expéri­ence per­son­nelle d’exposition, au cours de son enfance à la cam­pagne, à la mort ani­male. Il sug­gère en quelque sorte que le spec­ta­teur idéal n’était pas, en fin de compte, le spé­cial­iste du théâtre – le des­ti­nataire prin­ci­pal en l’occurrence –, mais quelqu’un qui fût plus proche du monde agri­cole, un monde où l’on est exposé à la mort. En fait, le spec­ta­cle de Mag­a­zz­i­niCrim­i­nalibri­sait une bar­rière sociale en rap­pelant que la mort exis­tait « non seule­ment comme sim­u­lacre, mais aus­si comme mys­tère quo­ti­di­en ».

L’évaluation a pos­te­ri­ori que fait Lom­bar­di con­firme égale­ment le point de vue d’un arti­cle que la com­pag­nie avait pub­lié à sa défense dans la revue Alfa­be­taen Sep­tem­bre 1985. Le groupe y soulig­nait qu’on n’avait pas com­pris la rela­tion qu’il avait ten­té d’établir entre, d’une part, la présen­ta­tion d’une rou­tine de la mort et, d’autre part, les mas­sacres, la vio­lence et les morts aux­quels les gens sont exposés quo­ti­di­en­nement par les pro­grammes d’informations. La pre­mière mort était en fait cen­sée sym­bol­is­er, ren­voy­er à cette autre mort, celle qui laisse en général tout le monde indif­férent. Ce que les artistes n’ont jamais dit, c’est que cette inter­pré­ta­tion douloureuse visait peut-être l’identification de leur pro­pre sac­ri­fice en tant qu’acteurs avec la mort – simul­tanée – de l’animal : une mort – rap­pelons-le – qui n’est pas perçue comme une don­née néga­tive dans la vie au jour le jour de la société, mais plutôt comme un ser­vice néces­saire.

L’interprétation erronée de l’événement avait été ren­for­cée aus­si par un choix d’ordre dra­maturgique. Les spec­ta­teurs venus du côté de la « vie » allaient se heurter à une fron­tière, ils allaient arriv­er devant « une porte au- delà de laque­lle ils trou­veraient “le lan­gage uni­versel” des morts » (Fed­eri­co Tiezzi). L’entrée dans la salle des bouch­ers accen­tu­ait l’impression qu’auraient don­née des dis­posi­tifs plus théâ­traux dans d’autres con­textes. L’effet de sépa­ra­tion a été obtenu, mais ce même effet fai­sait en sorte que le spec­ta­teur avait une chance de s’éloigner de ce qu’il avait vu.

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Rossella Mazzaglia
Rossella Mazzaglia est chercheuse à l’Université de Messine, où elle enseigne l’histoire et l’art du...Plus d'info
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Par Quentin Jouret
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